iduna et braga de la jeunesse de Philippe Beck par Ariel Spiegler
« On eût pu dire (…) qu’elle était claire. Elle faisait à qui la voyait une sensation d’avril et de point du jour. »
Victor Hugo, Les Misérables, quatrième partie, livre huitième, chapitre I.
La collection En lisant en écrivant des éditions Corti publie en cette fin du mois de janvier iduna et braga. de la jeunesse de Philippe Beck. Il s’agit d’un essai, ou plutôt d’une fable, sur la jeunesse, et sur la fraîcheur de la création.
Seulement il est frappant de voir que l’auteur en fin de compte ne dit rien, au sens où il n’affirme rien, de la jeunesse. L’entreprise ne consiste pas à adopter un régime de discours théorique voire narratif ou rêveur pour peindre et comprendre un objet, comme on pourrait avec le même langage parler d’à peu près n’importe quoi.
Le geste de Beck est de produire un texte qui serait lui-même jeunesse, et elle se mettrait tout à coup à parler, à bouger, et à faire respirer son odeur.
C’est ce qui se produit.
Beck ne se place pas ici du côté du poète, Braga, le mari « à qui elle tient tête » mais il va vers son épouse Iduna, plus secrète et plus vitale car elle est celle sans qui le langage – tel qu’il désigne les contours divers et possibles de types d’être au monde - s’effrite immédiatement sous son propre poids. Elle est « une insistance dont la force est une forme », « une disponibilité louée ». Elle seule permet « des manifestations printanières, et plus que saisonnières, voyagères, les célébrations du phénomène durable de la parole ».
Ce livre ne s’intéresse pas à la littérature en tant que telle, mais seulement dans ce qu’elle a d’irrémédiablement enchevêtrée avec l’expérience la plus brutale que l’on peut faire de l’existence : « Qui a besoin de textes a besoin de respirer ».
Cette Iduna arrive ou part, déterminant ainsi la vigueur ou la déconfiture de celui qu’elle accompagne ou délaisse : « Vieillesse est la barbe de silence, la rumination sans la bête absorbante et dépendante en quelqu’un ».
Philippe Beck explore dix faces de la jeunesse, à qui il enlève la fonction de substantif pour la traiter comme un personnage mythologique et divin, à la ressemblance d’Iduna :
« Jeunesse est donc à la fois :
A) Disposition.
B) Intensité.
C) Commencement.
D) Invention.
E) Équipement.
F) Refus.
G) Aventure ou équipée.
H) Métier sans profession.
I) Énergie.
J) Continuité ou amour dur. »
À chaque aspect nommé ici, l’auteur consacre quelques pages placées dans le cahier central et écrites de telle sorte que chaque attribut conduise à l’autre, si bien que cette façon de se mouvoir dans ce qu’est la jeunesse n’est pas une clarification théorique ; c’est une nage où la classification a pour effet de montrer l’unité, la fermeté et la souplesse d’un même corps. C’est une façon de parcourir sans démembrer : vocation de la poésie, qui reprend l’exigence platonicienne de la clarté conceptuelle en philosophie : « Si la poésie est la pure dynamo des pensées, qui respecte la tendresse des articulations et compose des phrases scandées auprès des points délicats, c’est qu’elle fait des promesses rythmées au rythme des choses. » La place de la poésie est alors assumée dès les premières lignes ; elle n’est pas autre chose que la pensée, elle n’a pas à chercher à devenir d’une autre nature ; elle a pour vocation spécifique d’épouser « un rythme ». Ce qui signifie très concrètement qu’il y a dans la poésie, dans ce livre en tout cas c’est flagrant, une manière d’avancer à l’aveugle, sans rien dire et sans rien voir, mais précisément en tâtonnant avec pour seul guide l’attention à une pulsation originaire.
Iduna « marche avec le principe de son arbitrage opportun et solide, comme une réponse attend quand elle est attendue ». Ce livre nous apprend qu’aux moments d’écœurement et de nausée devant les textes et devant la vie, nous sommes restés auprès d’un Braga qui croyait se suffire et qui s’était mis, sans sa bien aimée, à se corrompre de fatigue. Ces pages sont un appel d’air.