La Disparition des rêves de Marianne Rötig. par Ariel Spiegler
Le roman commence par une scène dont il est impossible de s’extraire et on ne sait pas très bien ce qui fait ainsi intrusion, ni à qui appartient « cette main sur ma cuisse » alors « que je suis nue ».
On pense à une agression dont la narratrice essaierait de se dissocier : « ne pas bouger », « ne pas entendre », « ne pas percevoir », « ne pas sentir ».
Les premières lignes tendent vers un effort d’absence ; l’effraction empêche bel et bien la présence, et le programme du roman est donné : le texte répond à l’impossible présence par une fuite bien plus profonde que ce qui l’avait suscitée, parce que cette fuite choisie ne fera jamais l’économie du vertige et n’essaiera pas d’effacer du temps notre finitude.
L’effraction fait dès la première page l’objet d’une plainte pour « vol de rêves ».
Qu’est-ce qui surgit ainsi ? Qu’est-ce qui vole ? Une façon de vivre vite et derrière des écrans, un rapport au temps rendu malade.
Tel est le paradoxe adamantin que nous livre Marianne Rötig dans La Disparition des rêves : c’est grâce à ce qui semble être le plus loin du réel (le rêve) que nous pouvons vivre une pleine présence au monde et rencontrer ce mélange de joie et d’angoisse qu’est notre vie humaine.
Une fois les rêves disparus à cause de la vitesse contemporaine et des écrans, nous comprenons après-coup que c’étaient eux qui nous permettaient de « danser » avec nos expériences et, par là même, de vivre véritablement. Le pas de côté qu’étaient nos rêves constituait donc la porte vers la présence possible.
Le style du roman est résolument du côté de cette danse, plein d’humour, de poésie, de fantaisie.
C’est donc après la perte initiale que tout commence, déjà pour comprendre, et puis pour retrouver peut-être ce qui a été perdu. Ces deux mouvements de compréhension et de retrouvaille se confondent dans le grand consentement à vivre qu’est l’amour : « Mais l’amour, c’était les rues, les cafés, les bibliothèques. Cela, je ne l’ai su qu’après ; qu’il était autour et dedans, dans les façons que nous avions de marcher et de sentir, dans nos timidités, notre soif. Qu’apprendre est en soi de l’amour. »
Camille Dutilleul, la narratrice, sauve Andrea, un poète placé en observation dans le phare d’Eckmül par des scientifiques du GRINAR (Groupe de Recherche Interdisciplinaire Nocturne et Aquatique sur les Rêves) parce qu’il a, lui aussi, cessé de rêver, alors qu’il était à la fois rêveur et nageur. Les scientifiques du roman fondent en effet leurs raisonnements sur la porosité entre rêves et l’eau, l’état des océans et l’élaboration onirique des vivants.
Dans son enquête pour retrouver les rêves, Camille Dutilleul emmène Andrea se réfugier dans la cabane de Marie : « Marie m’avait manqué, et les dentelles, les arbres, cette nuit plus calme que partout ailleurs. » Une fois cette présence aimée retrouvée, une fois le poète Andrea confié à cette veilleuse à la « voix sans pareil », Camille part à Venise puis à Belgrade retrouver un homme ombrageux nommé Zorn et qui pourra l’aider.
Commence alors une inquiétante traversée initiatique sur un fleuve, puis à travers la mer jusqu’à une île au large d’Istanbul. On pense à la traversée du chevalier dans Perceval ou le roman de Graal où le cours d’eau qui mène à une petite île sépare le monde des vivants et l’au-delà. Comme dans Chrétien de Troyes, on ne sait pas très bien de quel côté de l’eau se trouvent les morts et de quel côté sont les vivants.
Le guide de cette traversée fondamentale est ce fameux Zorn, personnage inquiétant à qui la narratrice accorde sa confiance pour la mener et la soigner. On se demande d’ailleurs comment notre sémillante narratrice peut ainsi se laisser convaincre et emmener par un homme aussi sombre et qui ressemble à une figure rencontrée dans un rêve ambigu plein de câbles, d’électricité, d’alcool, de mal de crâne. Veut-il la faire vivre ? La noyer ?
On ne sait pas exactement ce qui est en train de se jouer ni si on passe du côté de la joie, du rêve retrouvé, ou de l’ombre et de la mort, comme le suggère un peu la citation de Virgina Woolf mise en exergue de la dernière partie : « C’est le réveil qui nous tue. »
Mais voilà peut-être une des méditations auxquelles nous invite le roman de Marianne Rötig : le rêve et la présence au monde reposent peut-être sur une incertitude radicale, une impossibilité de savoir à quoi on a affaire, étrangeté qui convoque donc nécessairement l’angoisse, comme la rencontre avec Andrea qui fait remonter le fantôme de V. : « Les yeux du poète ressemblaient aux siens, des yeux si bleus qu’ils confinaient au blanc. »
Après avoir lu La Disparition des rêves, je comprends que ce que nous masquent les écrans et leur immédiateté, nos modes de vie si mortifères pour l’eau et pour toute forme de vie, c’est en réalité la mort. Nous avons cédé à l’angoisse et avons voulu l’évacuer tout entière, sans entendre un seul mot de ce qu’elle avait à nous dire, sans comprendre que c’étaient nos vies que perdaient ainsi notre lâcheté et notre refus de tout memento mori.
Mais sur l’île entourée d’eau, deux mondes ne semblent pas totalement séparés l’un de l’autre. Se retrouvent peut-être sans se mélanger et capables à présent d’exister ensemble le blanc, le bleu et la nuit : « Marie était assise. Plus blanche que je n’avais jamais connu personne, elle éclairait la nuit. »