Éloge des oiseaux de Leopardi par Ariel Spiegler
ÉCRIRE LA JOIE
Les éditions Librairie La Brèche publient Éloge des oiseaux de Leopardi traduit de l’italien par Jean Duval. Il est rare qu’un texte soit capable de donner, à l’état pur, une telle joie, affect que Spinoza définit dans l’Ethique comme une intensification de la puissance d’être, de sentir, d’agir et de penser. Notre vitalité augmente d’un coup et dès la première ligne à la lecture de ce petit livre de 25 pages, comme l’homme naturellement las est rendu plus léger et plus enfantin à la contemplation du minuscule corps en fête de l’oiseau.
La simplicité désarmante de l’écriture épouse avec une immense tendresse l’objet qu’elle se donne : « Les oiseaux sont naturellement les créatures les plus joyeuses au monde. »
Leopardi se livre à toute vitesse à une démonstration étrange et vraie. Mais ici le trait, la fulgurance et le rire tiennent lieu d’argument. Le constat qu’établit le texte, peinture à l’appui, est que « la nature de l’oiseau est plus parfaite que celle des autres créatures. »
Il commence par un bestiaire où se dessine une hiérarchie des êtres dont la valeur organisatrice est la joie, qui est, d’après Spinoza encore, le seul signe extérieur permettant de reconnaître la sagesse : « ils ressentent la joie et l’allégresse plus intensément qu’aucun autre animal. Les animaux arborent en général un air sérieux et grave ; nombre d’entre eux paraissent même mélancoliques ».
Chez l’oiseau, l’expression de cette sagesse affleure dans le chant : « ils y sont poussés (…) par la joie que procure un jour nouveau ». Chant qui, par une sorte de cercle de potentialisation, accroît cette disposition à savoir vivre : « Puisqu’ils passent le plus clair de leur temps à chanter, il s’ensuit que le plaisir et la bonne humeur constituent leur état ordinaire. »
Leopardi montre que nous partageons le monde avec les oiseaux, c’est-à-dire que nous ressentons des courants communs d’intensité et de présence : « Ils sont également saisis d’une joie intense devant les prairies riantes, les vallées fertiles, devant les eaux pures et limpides, les beaux paysages. En quoi il est remarquable que ce qui nous paraît aimable et plaisant, le leur soit tout autant ».
Les hommes connaissent le sérieux et la mélancolie des autres animaux, et ne se réjouissent comme les oiseaux qu’en deux états, avec cette insuffisance massive d’être condamnés au sol et à l’âge adulte : il s’agit du rire et de l’enfance. L’oiseau, comme le montre sa mobilité, ne connaît pas l’ennui, cette grande passion des vivants qui aiment « le calme et l’oisiveté ». Sa supériorité vient de l’alliance des ailes et de la musique : « ce fut une importante disposition de la nature que d’assigner à un même genre d’animal à la fois le chant et le vol ; en sorte de quoi ceux qui auraient à consoler de la voix les autres créatures vivantes, pourraient le faire d’un point élevé, d’où les chants se répandraient plus largement dans l’espace et atteindraient davantage d’auditeurs ».
L’oiseau exhibe la vie toute nue et son mouvement perpétuel lui vient d’un excès d’ouverture et d’énergie, qui sont comme démesurées par rapport aux dimensions de l’individuation ; c’est sans doute la raison pour laquelle sa taille est si humble, la nature se révélant elle-même en son débordement dans l’incarnation la plus frêle et la plus volage. Il est celui qui traverse toutes les directions gratuitement et toutes les températures, son petit corps étant en réalité, d’après Leopardi, le plus fort de tous puisqu’il est le seul à pouvoir ainsi parcourir le monde entier de bas en haut et d’Ouest en Est, en se laissant déborder par le plaisir d’exister sur cette terre.
Nous sourions d’un bout à l’autre et partageons, à la fin du livre, ce tendre souhait de Leopardi : « j’aimerais, pour quelques temps, me transformer en oiseau pour éprouver le contentement et la joie qu’ils ont de vivre. »