du mauvais père, Alain Frontier par Christian Prigent
L E T O I T
Alain Frontier développe un oratorio modulé le long d'une ligne à la fois mince (monocorde, tendue, psalmodiée) et épaisse (malaxée, agitée de l'intérieur par des mouvements nombreux et variés). Cette ligne bouge au sein du mouvement unique. Comme les sinuosités, accélérations, écarts et regroupements divers des cyclistes pourtant groupés dans un même peloton et emportés à son allure.
Le dispositif enchaîne une sorte de déchaînement pacifié et produit l'effet kaléidoscopique d'une vision sans cesse déplacée, défaite et refaite. Pas étonnant que le ton, souvent, soit celui des Illuminations : une surprise à la fois émerveillée et effrayée devant « l'opéra fabuleux » qui s'entend dans la langue. Parfois même surgit la phrase rimbaldienne, son phrasé plutôt : « Tout cela vérifiable bien évidemment », etc.
Le temps du récit que dévide ce dispositif est le présent. Il y est constamment maintenu, y compris au lieu des ruptures et des coutures d’un montage qui pourtant lie des fragments venus d’instants très éloignés les uns des autres. C’est un présent radical. Il écrase en lui la totalité des moments du temps : souvenirs, visions, « choses vues », évocations de tableaux ou de photos. Autrement dit : ce présent n’est celui d’aucun des segments de vie évoqués, c’est le pur présent de l’écriture, son immanence absorbante.
Le point d’énonciation (qui parle ?) est obstinément indécis. Cette hésitation se résout ici et là dans la neutralité géométrique d'un « on » qui est comme la somme des angles (de vision). Le charme vient de là. Il sourd de ce flottement quasi hagard (qui voit ? qui éprouve ?) et de la brutalité des alternances qu’il engendre (les sutures à la fois cassantes et souples du montage). On passe à toute vitesse des panoramiques narratifs aux zooms descriptifs hypotyposés (vif effet « de réel ») — et vice versa. Le rythme que cela développe impressionne, parce qu'il est comme la vie : il scande au fil d’un fondu enchaîné implacable l’infini sensoriel que ne saurait jamais résorber le fini par quoi la langue le cadre et tente de l'arrêter.
A la suite du texte intitulé « Mémoire 1 », l’auteur donne, sous le titre « Mémoire 2 », des pages de notes qui récapitulent les sources (tableaux évoqués, citations embrayeuses, localisation des sites, datations des scènes) et proposent parfois quelques éléments de commentaire.
Ces notes miment, non sans espièglerie, les bénéfices épistémologiques de « l’érudition ». Mais elles ont une autre fonction — un autre effet en tout cas. D’une longueur peu inférieure à celle du texte lui-même, elles en constituent une doublure (au sens cinématographique aussi bien). Dit autrement : c’est comme si un autre pan d’écriture (savante, méditative) venait s’articuler au premier (narratif, poétique) pour élever une sorte de toit.
La vérité que cherche à toucher le livre tout entier ne se constitue sur aucun des pans obliques de ce toit. Elle ne s’annonce qu’à l’arête mince, mais décisive, de leur jointure faîtière. Le pan d’objectivité (les notes) et le pan de subjectivité (le récit) se repoussent l’un l’autre tout autant qu’ils se soutiennent. Le livre est fait de ces tensions à la fois alliées et antagonistes. Celui qui lit en alternance les fragments « narratifs » et les notes « explicatives » éprouve l’effet de ces tensions. Ainsi voit-il heureusement vaciller à la fois l’illusion d’objectivité des sources et l’hypostase du subjectif coagulé en « impressions ».
L’écriture est à la fois la cause et le produit de cette vacillation. Elle n’est ni dans le temps de l’hypostase ni dans l’espace de l’illusion. Elle est toujours ailleurs. Tracée en négatif à l’arête de représentations toujours en passe de se voir récusées, elle ne s’identifie jamais qu’à la différence non logique qu’elle creuse, vers le réel, au travers des diverses formations symboliques (dans ses modes d’apparition rationnelles comme dans ses formes d’expressivité sensible).