Explore de Florent Coste par Nathalie Quintane
Il y a des retours, ou des reprises, qu'on n'attendait pas et qui ne trompent pas : je me souviens avoir souri à la vue, il y a deux ans à peine, du mot « émancipation » sur une affichette à demi déchirée annonçant la projection d'un film dans la salle des fêtes d'un village du 04. Ah la la, émancipation, ce vieux mot oublié des 70's, qui avait dû (re)surgir tout désarmé du cerveau d'un retraité du coin.
Or, ce mot, comme d'autres, est en voie de réacclimatation, et s'il me/nous paraît aujourd'hui moins incongru, déplacé ou ridicule, c'est que l'ambiance générale connaît depuis quelques temps une inflexion notable, et que le changement d'atmosphère se laisse de plus en plus percevoir. Il n'y a aucune raison que la littérature reste insensible à cette variation climatique et continue bon an mal an comme si de rien n'était, poursuivant la tâche bonhomme qu'on lui assigna il y a quelques décennies, et qui est d'entretenir le statu quo en ménageant de rares moments d'échappatoire agréables, ou de réflexion choisie, à des lecteurs moins accaparés.
Ceux qui ont connu le creux de la vague en matière de théorie littéraire et la panne de libido nationale qui laisse les amphis des facs de lettres exsangues et les chaises des festivals estivaux peuplées de têtes blanchies sous le harnois musso-houellebecquien ne peuvent qu'être soulagés (premier temps) puis excités (deuxième) par ce retour à présent acté de l'expérience littéraire.
Le livre de Florent Coste enfonce encore le clou et va plus loin : fin de l'enclave littéraire, c'est-à-dire fin de la clôture disciplinaire et fin du "concept" Littérature bordé de tous côtés, terminato le close reading solennel et le corpus sacré qu'on compte sur nos dix doigts (Balzac-Baudelaire-Barthes etc) : bref, fin de la course en sac.
Rappelant la nécessité d'une alliance des Lettres avec d'autres secteurs disciplinaires (la part belle est faite à l'anthropologie), d'efforts théoriques centrés sur le lecteur plus que sur l'auteur, le fait qu'art et littérature sont des concepts empiriques, labiles, réformés à chaque œuvre aussi bien qu'à chaque lecture, Coste décrit avec précision, élan et conviction, ce que littérature et poésie nous font : un livre bon nous « réengage plus vifs » dans la vie, il « mobilise différents régimes d'attention » et « réveille nos capacités critiques ». Il « nous installe à un poste d'exploration active » - d'où le titre du livre : Explore, organisé en 7 exercices, où l'adresse directe au lecteur tutoyé évoque les textes ardents et gais d'un Diderot (là aussi se joue la compréhension en acte dans la phrase même d'un nécessaire retour critique et combatif, r-appelé justement par Marielle Macé mais qui parfois stylistiquement semble faiblir dans son dernier livre*).
Coste ne voit pas la littérature « comme un réservoir plus ou moins privilégié d'informations dont on ferait un usage exclusivement documentaire », ce n'est donc pas une version pragmatique ou utilitariste qu'il nous propose, mais véritablement pragmatiste : la littérature façonne et forme des vies plus sensibles, plus incarnées, plus politiques. Qu'il y a une vie littéraire possible, comme il y eut des vies philosophiques, c'est ce qu'affirme cet essai enthousiasmant.
* à lire : Styles : critique de nos formes de vie (Gallimard, 2016)