10 mai
2009
Ida ou le délire d'Hélène Bessette par Nathalie Quintane
Ida est le dernier texte d'Hélène Bessette que la maison Gallimard accepta de publier, en 1973. Ida est domestique. Dans une ouverture inouïe, plus déroutante encore que le brillant début de MaternA , Bessette ventriloque la patronne, ou les patronnes successives d'Ida - et se laisse ventriloquer par elle(s).
Ida. Regardez pas vos pieds comme ça. Levez un peu la tête. Pourquoi baissez-vous toujours la tête comme ça ? Vos pieds... vous les connaissez. Ils ont grandi avec vous. Vous les avez toujours vus vos pieds. Vos pieds. Pas vrai. Ida (...) Votre vie bornée par vos énormes pieds. Du combien chaussez-vous ?(...)
Grotesque et cruelle, cette première page donne le ton et l'enjeu : dérouler ce qu'on pourrait nommer le monologue extérieur incessant du mépris de classe. "Mépris" est bien l'un des mots-clé, puisque, dans un renversement final, on comprend que la patronne en vient tout de même à soupçonner Ida, sa domestique, de l'avoir méprisée, elle, par son silence et son demi sourire. Mais ce renversement ne peut dépasser l'espace d'un livre : si la virtuosité énonciative de Bessette assassine, de fait, sur 140 pages, tous les patrons du monde, Ida, elle, est déjà morte. D'entrée.
Le délire du titre, ce sont les voix des dominants, bien sûr, mais aussi celui, possible, d'Ida, et puis sans doute celui de la romancière, Hélène Bessette de chez Gallimard, comme elle disait d'elle-même, mais encore le dé-lire requis du lecteur, car il nous faut réapprendre à lire ici, un texte aux repères génériques défaits, recomposés, un texte à la croisée du roman, de la poésie, du théâtre, du cinéma - montage, didascalies internes (souvent très drôles - le drame bessettien est parfois comédie), poids des blancs typographiques et des passages à la ligne, théorie intégrée du roman... le "système" Bessette est au point dès les premières œuvres - mais ce dernier livre a quelque chose de poignant, et le désespoir qu'il porte ne peut qu'avoir aujourd'hui, en ces temps où les dindons de la farce sont plus que jamais éternellement les mêmes, un écho terrible.
Bien que Le(s) Résumé(s), qui suivent Ida ou le délire - et fondent le Gang du Roman Poétique - traitent essentiellement des enjeux théoriques et tactiques du champ littéraire des époques concernées (fin des années 50, tournant 60/70), il ne faut pas s'attendre à un texte pomponné, où les arguments succéderaient aux exemples pour aboutir à des formules ou assertions. Les assertions sont bien là, les exemples aussi, les arguments non moins, mais c'est du Bessette : sec, grinçant, mélangé, ordonné, pas ponctué, mal ponctué, bien ponctué, parfois de mauvaise foi, ou de bonne foi, drôle, asphyxié, réac, puis progressiste, tentant d'ouvrir quelque chose (un espace de respiration ?) quand même.
Bessette pensait-elle vraiment que l'adjectif "poétique" pourrait déboutonner le roman des années 50 (ou 70) ? Et qu'entendait-elle exactement par "poétique" ? Rien moins que du "poétique" au sens commun - pas question chez elle de truffer ses phrases de figures et tropes plus ou moins tartignoles; pas d'adossement réclamé aux questions philosophiques ou métaphysiques ou anti-métaphysiques; pas de musicalisation particulière, rafales d'assonances ou messerschmidts allitératifs, etc. Et le fait de passer à la ligne suffit-il à faire un vers ? Certains disent que oui, d'autres disent que non. Disons que le prorsus bessetien s'apparente à un continu coupé, baffé, mais qui va de l'avant quand bien même.
Et donc, qu'est-ce qu'elle dit quand elle dit "poétique" ?
Elle dit (résume) ce qu'elle fait : une forme âpre, rude, à la hauteur de la violence des temps (les guerres du siècle sont l'un des leitmotivs du texte), une forme qui n'arrange rien et ne se réduit pas à la question de la langue, de ses pouvoirs et de ses prestiges, mais cherche à englober la question sociale, le rapport de la littérature avec la "vérité" et les circonstances immédiates, aussi bien que le (non) statut de l'écrivain, de ses conditions de travail, et de ce que ça produit concrètement dans le livre qu'il écrit.
Evidemment, ça n'a pas "marché". Peut-être pour la simple raison qu'on ne fonde pas un gang à soi toute seule... on doit être au moins trois, pour une association de malfaiteurs. Il faut retenir ce mot, pourtant : Bessette a, de la littérature, une idée violente. Ce qu'elle dit, dans son Résumé , c'est que maintenant, il nous faut des armes*.
*linguistiques, naturellement.
Ida. Regardez pas vos pieds comme ça. Levez un peu la tête. Pourquoi baissez-vous toujours la tête comme ça ? Vos pieds... vous les connaissez. Ils ont grandi avec vous. Vous les avez toujours vus vos pieds. Vos pieds. Pas vrai. Ida (...) Votre vie bornée par vos énormes pieds. Du combien chaussez-vous ?(...)
Grotesque et cruelle, cette première page donne le ton et l'enjeu : dérouler ce qu'on pourrait nommer le monologue extérieur incessant du mépris de classe. "Mépris" est bien l'un des mots-clé, puisque, dans un renversement final, on comprend que la patronne en vient tout de même à soupçonner Ida, sa domestique, de l'avoir méprisée, elle, par son silence et son demi sourire. Mais ce renversement ne peut dépasser l'espace d'un livre : si la virtuosité énonciative de Bessette assassine, de fait, sur 140 pages, tous les patrons du monde, Ida, elle, est déjà morte. D'entrée.
Le délire du titre, ce sont les voix des dominants, bien sûr, mais aussi celui, possible, d'Ida, et puis sans doute celui de la romancière, Hélène Bessette de chez Gallimard, comme elle disait d'elle-même, mais encore le dé-lire requis du lecteur, car il nous faut réapprendre à lire ici, un texte aux repères génériques défaits, recomposés, un texte à la croisée du roman, de la poésie, du théâtre, du cinéma - montage, didascalies internes (souvent très drôles - le drame bessettien est parfois comédie), poids des blancs typographiques et des passages à la ligne, théorie intégrée du roman... le "système" Bessette est au point dès les premières œuvres - mais ce dernier livre a quelque chose de poignant, et le désespoir qu'il porte ne peut qu'avoir aujourd'hui, en ces temps où les dindons de la farce sont plus que jamais éternellement les mêmes, un écho terrible.
Bien que Le(s) Résumé(s), qui suivent Ida ou le délire - et fondent le Gang du Roman Poétique - traitent essentiellement des enjeux théoriques et tactiques du champ littéraire des époques concernées (fin des années 50, tournant 60/70), il ne faut pas s'attendre à un texte pomponné, où les arguments succéderaient aux exemples pour aboutir à des formules ou assertions. Les assertions sont bien là, les exemples aussi, les arguments non moins, mais c'est du Bessette : sec, grinçant, mélangé, ordonné, pas ponctué, mal ponctué, bien ponctué, parfois de mauvaise foi, ou de bonne foi, drôle, asphyxié, réac, puis progressiste, tentant d'ouvrir quelque chose (un espace de respiration ?) quand même.
Bessette pensait-elle vraiment que l'adjectif "poétique" pourrait déboutonner le roman des années 50 (ou 70) ? Et qu'entendait-elle exactement par "poétique" ? Rien moins que du "poétique" au sens commun - pas question chez elle de truffer ses phrases de figures et tropes plus ou moins tartignoles; pas d'adossement réclamé aux questions philosophiques ou métaphysiques ou anti-métaphysiques; pas de musicalisation particulière, rafales d'assonances ou messerschmidts allitératifs, etc. Et le fait de passer à la ligne suffit-il à faire un vers ? Certains disent que oui, d'autres disent que non. Disons que le prorsus bessetien s'apparente à un continu coupé, baffé, mais qui va de l'avant quand bien même.
Et donc, qu'est-ce qu'elle dit quand elle dit "poétique" ?
Elle dit (résume) ce qu'elle fait : une forme âpre, rude, à la hauteur de la violence des temps (les guerres du siècle sont l'un des leitmotivs du texte), une forme qui n'arrange rien et ne se réduit pas à la question de la langue, de ses pouvoirs et de ses prestiges, mais cherche à englober la question sociale, le rapport de la littérature avec la "vérité" et les circonstances immédiates, aussi bien que le (non) statut de l'écrivain, de ses conditions de travail, et de ce que ça produit concrètement dans le livre qu'il écrit.
Evidemment, ça n'a pas "marché". Peut-être pour la simple raison qu'on ne fonde pas un gang à soi toute seule... on doit être au moins trois, pour une association de malfaiteurs. Il faut retenir ce mot, pourtant : Bessette a, de la littérature, une idée violente. Ce qu'elle dit, dans son Résumé , c'est que maintenant, il nous faut des armes*.
*linguistiques, naturellement.