15 sept.
2008
L'hospitalité des voleurs de Truxton Orcutt par Nathalie Quintane
Novembre 2002. Il pleut sur Paris. Victime d'un tennis elbow, Claro * se console en rerelisant William Gass; ou alors il est parti se faire griller deux chipos dans sa cuisine; ou alors il vient enfin de compléter la liste des trente-quatre hétéronymes sous lesquels se dissimulera Volodine dans les quinze années à venir... Las, trois fois hélas, il vient de rater L'hospitalité des voleurs, de Truxton Orcutt, et par voie de conséquence la possibilité d'être le premier traducteur en français de Truxton Orcutt, l'auteur de L'hospitalité des voleurs ... Le Tao du traducteur est fuyant comme l'écaille de la truite sans écailles. Quant au Tao du lecteur, c'est pas mieux, vu que je viens de tomber sur ce roman paru aux éditions HB à la rentrée 2006 et que les éditions HB sont pour ainsi dire en train de mettre la clé sous le Tao de la porte. Ma tâche consiste à tenter de donner une idée de ce que peut bien être un bouquin que presque personne n'a lu ni ne lira, étant donné les temps éditoriaux truitesques que nous traversons ou plutôt qui nous traversent sans jamais s'arrêter ni klaxonner.
A première vue (et la question de la distance est déterminante dans cette affaire de lecture qui touchera tous les myopes, et les autres qui n'ont pas cette chance aussi), ce roman (?) se présente comme une anthologie de textes plus ou moins de même acabit : 33 textes (j'en excepte 2 qui ont été rajoutés par l'auteur après le 11 septembre et la première version américaine), dont pratiquement la moitié (16) sont extraits de The Tao of the river, de Tsi Ying tzi, translated from Chinese by Jane Feng, Hong-Kong University Press, 1994 + 9 textes issus de contes arabes + 5 textes (anciens et actuels) à tendance philosophique + 1 texte extrait d'une encyclopédie + 1 chapitre de polar - soit la conclusion pas forcément rapide que notre auteur (?) est au moins titillé par l'érudition, voire la Sagesse telle qu'on la consigne ancestralement et narrativement. Je tiens à préciser que même lorsqu'on n'est soi-même titillé ni par l'érudition, ni par la Sagesse ridée, velue et linéaire, tous ces textes sont absolument passionnants et parfois très drôles (en particulier les aventures du disciple Tsi Ying tzi et de son maître Souong Tseu).
On vient donc d'ouvrir la boîte du puzzle, et assis en tailleur sur le tapis dont on dissimule le principal motif avec son cul (c'est toujours comme ça quand on lit), on saisit les pièces l'une après l'autre, on les regarde attentivement et on constate que chacune contient une image complète - mais alors, comment une série d'images complètes peuvent-elles, au bout du compte, compléter une image qui les contiendrait toutes - ce qu'indique le genre "roman", censé lier tout ça dans l'ordinaire de sa sauce ?
Eh bien, plus on avance dans la lecture, plus le dispositif anthologie s'éloigne et, par un système de vases communicants, plus il se voit remplacé par la machine roman. Car chaque texte renvoie à la fois précisément à l'un des textes précédents ou suivants et plus largement à tous les autres : ainsi, la grotte où s'abrite Souong Tseu page 196 rappelle celle de Bin Laden page 167; le texte de Jeanne Duval page 201, réflexion sur un passage du Mémorial des Saints de Farid-ud-Din'Attar, nous suggère de réfléchir à l'ensemble des textes arabes du livre, l'extrait du Bihar al-anwâr qui suit page 231 renvoie par son point 4 au texte de Duval qui précède, mais aussi par les points 5 et 1 à l'ensemble du livre, cependant que le point 3, l'oiseau Rôkh, "trop près de l'œil pour que le regard puisse le voir", est la métaphore possible du projet littéraire Hospitalité des voleurs et de la lecture qu'il programme ou qu'il construit - si bien qu'évidemment "l'histoire sort de la tête du lecteur" (page 247).
Disons que L'hospitalité des voleurs est un livre à lecture invertie, puisque le soupçon qu'il suscite n'est pas que Truxton Orcutt, son auteur proclamé, puisse ne pas avoir écrit tous les textes réunis là sous une même couverture, mais au contraire qu'il puisse en être l'auteur (p 279).
Alors, L'Hospitalité des voleurs, une borgésiennerie de plus ?
"Truxton Orcutt" (guillemets parce que pseudo) est lui-même une borgésiennerie potentielle, chercheur émérite et traducteur (il se présente comme tel dans une note page 265); s'il n'est pas "auteur" au sens inspiré du terme (mais qui souscrit à ça aujourd'hui, à part les derniers créationnistes de la littérature ?), il conserve du mot l'étymologie (celui qui accroît, qui augmente, mais aussi celui qui a autorité) : Orcutt est bien le chef de chantier de cette complexe architecture, et il prend un plaisir certain (ce que révèle intelligemment son traducteur Jérôme Delclos, en particulier dans ses notes des pages 263-64) à poser en maître à l'intérieur de son propre livre et même, orgueil suprême, en mauvais maître - la bibliothèque de Bin Laden ne ressemble-t-elle pas à celle de Truxton avec, pêle-mêle, ses ouvrages sur les explosifs, la pêche à la mouche très "tao", ses contes arabes et son Carlos Castaneda ? Le 11 septembre et le gogo de service (le professeur Brandon Andrews, qui l'accusa de plagiat) poussèrent ensemble à la rédaction et à l'ajout de ce texte et d'une "unhappy end" qui enfoncent les clous : " Faussaire! Plagiaire! aboya le sergent qui commandait la troupe (...) Ne sais-tu pas que nous avons déposé un copyright sur tous ces mots que tu emploies à tort et à travers, et sans autorisation aucune ? etc ". Allez, Truxton, encore un effort pour devenir un vrai "bon à rien"...
Quant aux bons à rien de lecteurs et éditeurs, qu'ils bougent un peu leur cul du tapis pour remettre en circulation ce roman éminemment excitant - le plus excitant de la rentrée 2008, et je prends les paris.
* traducteur français de Pynchon, Rushdie, etc. Ces lignes sont un hommage - je préfère préciser, le web étant un nid à paranoïa(s)...
A première vue (et la question de la distance est déterminante dans cette affaire de lecture qui touchera tous les myopes, et les autres qui n'ont pas cette chance aussi), ce roman (?) se présente comme une anthologie de textes plus ou moins de même acabit : 33 textes (j'en excepte 2 qui ont été rajoutés par l'auteur après le 11 septembre et la première version américaine), dont pratiquement la moitié (16) sont extraits de The Tao of the river, de Tsi Ying tzi, translated from Chinese by Jane Feng, Hong-Kong University Press, 1994 + 9 textes issus de contes arabes + 5 textes (anciens et actuels) à tendance philosophique + 1 texte extrait d'une encyclopédie + 1 chapitre de polar - soit la conclusion pas forcément rapide que notre auteur (?) est au moins titillé par l'érudition, voire la Sagesse telle qu'on la consigne ancestralement et narrativement. Je tiens à préciser que même lorsqu'on n'est soi-même titillé ni par l'érudition, ni par la Sagesse ridée, velue et linéaire, tous ces textes sont absolument passionnants et parfois très drôles (en particulier les aventures du disciple Tsi Ying tzi et de son maître Souong Tseu).
On vient donc d'ouvrir la boîte du puzzle, et assis en tailleur sur le tapis dont on dissimule le principal motif avec son cul (c'est toujours comme ça quand on lit), on saisit les pièces l'une après l'autre, on les regarde attentivement et on constate que chacune contient une image complète - mais alors, comment une série d'images complètes peuvent-elles, au bout du compte, compléter une image qui les contiendrait toutes - ce qu'indique le genre "roman", censé lier tout ça dans l'ordinaire de sa sauce ?
Eh bien, plus on avance dans la lecture, plus le dispositif anthologie s'éloigne et, par un système de vases communicants, plus il se voit remplacé par la machine roman. Car chaque texte renvoie à la fois précisément à l'un des textes précédents ou suivants et plus largement à tous les autres : ainsi, la grotte où s'abrite Souong Tseu page 196 rappelle celle de Bin Laden page 167; le texte de Jeanne Duval page 201, réflexion sur un passage du Mémorial des Saints de Farid-ud-Din'Attar, nous suggère de réfléchir à l'ensemble des textes arabes du livre, l'extrait du Bihar al-anwâr qui suit page 231 renvoie par son point 4 au texte de Duval qui précède, mais aussi par les points 5 et 1 à l'ensemble du livre, cependant que le point 3, l'oiseau Rôkh, "trop près de l'œil pour que le regard puisse le voir", est la métaphore possible du projet littéraire Hospitalité des voleurs et de la lecture qu'il programme ou qu'il construit - si bien qu'évidemment "l'histoire sort de la tête du lecteur" (page 247).
Disons que L'hospitalité des voleurs est un livre à lecture invertie, puisque le soupçon qu'il suscite n'est pas que Truxton Orcutt, son auteur proclamé, puisse ne pas avoir écrit tous les textes réunis là sous une même couverture, mais au contraire qu'il puisse en être l'auteur (p 279).
Alors, L'Hospitalité des voleurs, une borgésiennerie de plus ?
"Truxton Orcutt" (guillemets parce que pseudo) est lui-même une borgésiennerie potentielle, chercheur émérite et traducteur (il se présente comme tel dans une note page 265); s'il n'est pas "auteur" au sens inspiré du terme (mais qui souscrit à ça aujourd'hui, à part les derniers créationnistes de la littérature ?), il conserve du mot l'étymologie (celui qui accroît, qui augmente, mais aussi celui qui a autorité) : Orcutt est bien le chef de chantier de cette complexe architecture, et il prend un plaisir certain (ce que révèle intelligemment son traducteur Jérôme Delclos, en particulier dans ses notes des pages 263-64) à poser en maître à l'intérieur de son propre livre et même, orgueil suprême, en mauvais maître - la bibliothèque de Bin Laden ne ressemble-t-elle pas à celle de Truxton avec, pêle-mêle, ses ouvrages sur les explosifs, la pêche à la mouche très "tao", ses contes arabes et son Carlos Castaneda ? Le 11 septembre et le gogo de service (le professeur Brandon Andrews, qui l'accusa de plagiat) poussèrent ensemble à la rédaction et à l'ajout de ce texte et d'une "unhappy end" qui enfoncent les clous : " Faussaire! Plagiaire! aboya le sergent qui commandait la troupe (...) Ne sais-tu pas que nous avons déposé un copyright sur tous ces mots que tu emploies à tort et à travers, et sans autorisation aucune ? etc ". Allez, Truxton, encore un effort pour devenir un vrai "bon à rien"...
Quant aux bons à rien de lecteurs et éditeurs, qu'ils bougent un peu leur cul du tapis pour remettre en circulation ce roman éminemment excitant - le plus excitant de la rentrée 2008, et je prends les paris.
* traducteur français de Pynchon, Rushdie, etc. Ces lignes sont un hommage - je préfère préciser, le web étant un nid à paranoïa(s)...