28 sept.
2008
Les ZOZIOS de nouveau ... par Christian Prigent
POESIE VOL D'OISEAUX
Tel l'enfant rimbaldien qui lâchait, «frêle comme un papillon de mai», son bateau de papier sur la flache ardennaise, Jacques Demarcq lâche depuis trente ans dans le paysage poétique français d'étranges oiseaux de langue.
Les poètes, d'Aristophane à Cummings, en passant par Cyrano et Khlebnikov aiment les oiseaux. L'affaire est sexuelle, suggère Freud. Demarcq ne contredit pas : «c'est - sexe», et l'oiseau creuse, «ouvert au trouble», le ventre du ciel. …ros fait écrire, soit. Mais la question est moins : d'où vient ce qui s'écrit ? que celle-ci : que fait le fait d'écrire - qui libère et fasse jouir ?
Rien n'a lieu qu'au lieu de la langue. En ce lieu, suspendu au bord de la parole, l'oiseau verbal (sexuel, volatil) parodie l'homme (parole psittacisée) qui parodie l'oiseau (instinct de ciel). Merle moqueur, ara mécanique, geai bavard, pie voleuse, «zozio» est le nom d'une volubilité trans-animale et trans-humaine, un passage entre les définitions, une suggestion d'infini portative et discrète. Demarcq dit : «défi d'indéfi/ -nition» : ses zozios défient le fini des langues et incarnent le dé-mesuré. Leur vol zigue, zague, zézaie, raye d'un zzz de réson goguenarde le sommeil du parlant au lit de la raison. Il décolle de là - et vole, «hissant sa vie/ hors de la nuit».
De quoi se décolle-t-il ? De la gravité. Qu'est-ce que la gravité ? Outre l'esprit de sérieux (que fissure la gaya scienza picoreuse de Demarcq), c'est le discours assigné au lieu symbolique commun, la parole résumée à l'enfilade atone des significations, la pensée cancérisée par la glu des idées, les cadavres que nos bouches aliénées mastiquent au long des jours.
Comment s'arracher à ça, filer «très loin de car» pour que «chante le si/ d'un jour au oui» ? Comment trouver des «îles» de langue vierge et des «exils» de pensée joyeuse ? Demarcq parie qu'il y a une matière verbale, qu'elle ne s'identifie pas aux discours, qu'on peut la mettre en mouvement rythmé, rapide et aéré, la trouer d'ébullitions sonores, d'émanations graphiques, d'explosions sémantiques. Il le fait : il écrit.
Pour régner poétiquement sur la langue, il la divise, la secoue, et accélère ses particules. C'est dans son détail menuisé qu'il travaille (petits becs, plumes légères, pattes fines). D'une part il déchâsse la lettre (ce que Vico appelait le hiéroglyphe) du serti grammatical et fait surgir calligraphies incidentes, typographies multipistes, éclats de lettres libérées. Soit : l'autre du discours, venu des fonds du bloc sémantique et, une fois levé le rideau des significations, paradant pictographiquement en avant-scène (salut au passage à Mallarmé, à Cummings, à Maurice Roche). D'autre part il déclenche une évaporation de sons (dans le vocabulaire de Vico : la dimension symbolique) ; et voici la «musique savante» et le «jeu de la voix hors des mots» (salut à Khlebnikov et au Schwitters de l'Ursonate). Le CD joint au livre fait passer ça à l'acte oral.
Le reste s'ensuit : phrases redécoupées, scansions bancales, morphèmes tordus, vocables morcelés, syllabes flottantes : «suffit que syllabe aille».
Voilà la base.
Je n'ai pas la place pour le détail analytique. Les mots qui me viennent sont d'abord : inventivité, fraîcheur, vitalité. Puis : subtilité/brutalité, raffinement/trivialité, tendresse/insolence, érudition/fantaisie. En tous cas ça bouge, juste, virtuose et violemment sensoriel. Dans les temps : préhistoire, etc. Dans les espaces : Islande, Afrique... Surtout : dans la langue, en imitation perpétuellement moqueuse et affectueuse de ses modèles oiselés et de ses icônes littéraires ou amicales. Ce bougé souffle devant lui des mondes. Bigarrés, cocasses, amusés - «merveilleux», comme on disait du temps de Chrestien et du chœur des oiseaux de Barenton. Mais c'est du réel aussi, ces mondes monstrueux. «a fait sonner les objets et les corps de la vie réelle, dans leur vrai timbre - qui est le résonnement inextinguible de la «différence non logique» qu'ils persistent infiniment à être au cœur de la parole atterrée en raison.
Il y a une sorte de génie dans la somme qu'est ce livre. On y voit œuvrer une étonnante puissance de (re)génération verbale des sens, des sensations, des singularités sensuelles. Et naître, dans la nuée des lettres et des sons que l'écrit souffle comme des plumes ébouriffées autour du corps ravivé de la langue, des mondes imprévus. Ces mondes sont souvent rogues et agressivement singuliers. Donc à prendre ou à laisser. Je conseille vivement de prendre, et de s'y laisser prendre.