Spinoza in China de Marc Perrin par Nathalie Quintane
Variétés typographiques, diversité générique (récit, théâtre), articles de l'Humanité remédiés, dessins, photo, etc : en matière de signes de reconnaissance, tout y est, de ce qui a fait depuis une vingtaine d'années (et bien avant), et visiblement continue de faire, une littérature, ou une poésie, contemporaines - et pourtant quelque chose emporte, enfin, le morceau. Le parlé de la langue court un peu moins vite, se dés-automatise, l'obligé politique fait surface en cessant de faire toile cirée, la photographie se décide pour une fois, dans la page, à exposer une vérité et pas seulement à la « documenter ». Tout, dans ce livre, qui s'est écrit jusqu'au dernier moment, celui de l'impression, rechigne à faire archive du présent. Tout s'y refuse à valider l'évidence des tics de l'expérimental.
A quoi ou à qui doit-on ce regain, cet élan indéniable et en même temps ce ralentissement, ce galop, cet amble, ce trot - joyeux, naturellement ? Spinoza, bien sûr. Spinoza et la Chine, mais surtout Spinoza, que l'auteur apprend en écrivant (en écrivant c'est-à-dire en vivant), et que nous apprenons par conséquent en lisant, c'est-à-dire en nous lisant vivre un peu plus. Comprendre l'Ethique par la tête et par les pieds, par la peau, par l'oreille et par les yeux, ce n'est tout de même pas si courant, et cependant ce qui arrive dans ce livre et en Chine, de même et simultanément qu'on en vient à saisir quelque chose de la Chine d'aujourd'hui par l'Ethique, lecture adéquate lorsqu'il s'agit de mettre en œuvre ce à quoi l'auteur excelle, soit une attention déconcentrée, "à la cantonade".
Ça gambade beaucoup, dans Spinoza in China - puisqu'il y a voyage, et qu'« on est cons, mais quand même pas au point de voyager pour le plaisir »1 -, mais ça gambade dans une direction, ça gambade aimanté par le contexte, par l'urgence de la situation, par la nécessité non d'y faire face mais de la prendre à bras le corps - dont acte, comme il est dit à la fin du livre. L'absence totale de lourdeur(s) dans ces 500 pages, l'idée de génie d'avoir endossé le personnage de l'enfant Ernesto2 pour l'embarquer et s'y embarquer, et l'allégresse qui logiquement parcourt l'ensemble et gagne le lecteur, fond de Spinoza in China l'une des plus jolies réussites, l'une des plus avérées, de ce début d'année.
1 phrase de Beckett, citée par l'auteur.
2 Ernesto apparaît dans La pluie d'été, l'un des meilleurs livres, à mon sens, de Marguerite Duras.