22 déc.
2005
Troubles ... d'Elke de Rijcke par Patrick Beurard-Valdoye
Troubles.
120 précisions.
Expériences
Je suis étonné. Par le titre d'abord, long, fragmenté, insérant deux points. Par la couverture : une image de Don Quichotte et de Sancho (l'huile de Honoré Daumier). Que je sache, les couvertures des éditions Tarabuste (Saint-Benoist-du-Sault) ne contiennent pas d'image. Un parti pris volontaire.
Par le projet ensuite, tel qu'il transparaît visuellement, selon une structure qui construit un livre dans la complexité : sections titrées et numérotées, sous-sections à leur tour numérotées, dont on prend la mesure par une table des « matières » de six pages. D'un poème, intrinsèquement, et qui suggère la table descriptive de Cervantès.
Chaque page est un lieu de trouble. Tout un dispositif visuel réglé avec la précision d'un carillon de beffroi. Y compris la typographie, où la capitale martèle, où le corps typographique souligné se met en avant. En avant, pas en scène.
C'est le corps qui est à l'épreuve. Le corps intime autant que le corps social. Le corps dans tous ses états, autant que tous les corps d'état. « Notre corps extérieur / mon corps intérieur. »
Je ne connais aucun poème révélant à ce point que l'opposition privé / public manque de pertinence. Que ce qui trouble nos représentations et perceptions est l'entrelacement, le tissage, l'entremêlement du privé dans le public, autant que l'intrusion du public dans le privé. De la violence publique dans la violence domestique.
Ici la violence intime réside dans ce huis tressé et noué, qui n'est ni dehors ni dedans.
Le dispositif a pour enceinte la maison. A partir de cet archétype vital et survital, l'espace s'étire et se déploie (piscine ; boutique de coiffeur ; ville... ), ou se rétracte « élastiquement » (chambre ; lit ; coin : « dans mon coin, mais aussi au coin de ma maison »).
Elke de Rijcke ne se contente pas de stéréotypes. La maison n'est pas la coquille chaleureuse (celle de Bachelard). Lieu des expériences corporelles, l'antre, en question, est à lui-même expérience sculpturale du construire, avant (mais je ne suis pas sûr de cet « avant ») d'être abri, à l'instar du « Merzbau » de Kurt Schwitters en arts plastiques. Tout le contraire de la trop fameuse phrase de Martin Heidegger : « le langage est la maison de l'être », en ce que cette maison serait « celle en quoi l'homme se sent chez soi ». L'homme ? Peut-être le philosophe, mais pas le poète. Ce que sait Elke de Rijcke comme d'autres (Paul Celan ; André du Bouchet ; Ghérasim Luca... ) qui ont saisi en effet à quel point le poète ne peut se sentir chez soi, ni dans la langue, ni dans la maison.
Car l'étranger demeure, à soi et en soi, le corps fût-il lui-même maison, enceinte, abri du futur enfant.
Dans ce livre, le trouble provient de la représentation de ce corps immergé à la limite de la noyade, que le vers maintient en surface. J'oserais parler de théorie amoureuse de l'écriture et de l'espace domestique, où le tactile, le visuel, rendu dans son épaisseur, traquent les multiples trajectoires du corps en mouvement, qui en fin de compte cernent la sensation d'espace : la danse donc, quand elle favorise la fulgurance du vers.
Le dispositif, multipliant les points de vue, ne se focalise pas sur le sujet. Plusieurs images, étranges ou inquiétantes, sont investies, ajoutant par l'objet, du tissus épais, de la verticalité. La complexité interne, quoique peu apparente au lecteur en dépit d'indices, rend plus troublantes les expériences de ce premier livre qui s'achève par : « gare aux doigts. » On attend avec impatience le prochain ouvrage d'Elke de Rijcke annoncé aux éditions du Cormier (Bruxelles).