Le Temps suivi de Notre-Dame de William Cliff par Bertrand Degott
Même les recueils les moins aboutis de William Cliff vaudront toujours mieux que les neuf dixièmes de la production poétique francophone contemporaine. — Pourquoi ? — D’abord parce qu’à une conception de la poésie comme essence et comme évanescence, parce qu’à ces tirs de fusées qui se prennent pour des illuminations, des apocalypses ou des aurores boréales, Cliff préfère humblement prolonger la tradition poétique, et que l’entretien de cette petite flamme inclut le respect du vers métrique et de tous les poètes qui l’ont pratiqué avant lui. Ainsi cite-t-il en exergue le rondeau 99 de Froissart, « On doit le temps [ai]nsi prendre qu’il vient… », manière de dire d’emblée que le temps dont il s’agira n’est pas celui après lequel on court pour optimiser ses performances et écraser le voisin. Dans ce recueil, l’autre est peut-être moins « Mes voisins d’en face » (titre d’un poème) que les poètes : Froissart, Hugo, Péguy, Borgès, Baudelaire… Si « le professeur » que fut Cliff dans sa jeunesse savait par cœur « bon nombre de poèmes », il cite des vers de ce dernier, parmi lesquels la première strophe du quatrième « Spleen » (« Quand le ciel bas et lourd… »). Aucune érudition gratuite de sa part, à peine la référence à une culture commune. C’est surtout que les souvenirs s’enchaînent les uns aux autres. En effet, ce quatrain lui permet de camper l’un des personnages que sa mémoire déplie en ribambelles : après l’ami maître-nageur et l’ami de l’ami maître-nageur, entre en scène le frère de l’ami de l’ami maître-nageur et c’est celui-là qui lui « récite » Baudelaire. On peut donner tout son poids au verbe « réciter » : le modèle cliffien est en effet la récitation. Non seulement ses poèmes reprennent en écho — re-citent — ceux qui les ont précédés (ceux de Baudelaire, de Cliff lui-même…), non seulement ils racontent et sont comme tels des récits, mais ils sont encore écrits en marchant, et partant récités plutôt qu’écrits. Le Temps nous est ainsi adressé comme un bouquet de « quelques récitations ». Ce qui de surcroît donne à cette poésie une pareille évidence, c’est qu’elle peut dispenser le lecteur de s’inquiéter du partage entre le sujet lyrique et le sujet autobiographique : les deux instances ne s’y retrouvent-elles solidement chevillées ?
Ce n’est sans doute pas là son recueil le plus réussi, mais on pouvait prévoir qu’après le magistral Matières fermées (La Table ronde, 2018), Cliff ne nous gratifierait pas aussitôt d’un ensemble du même tonneau. Dans les septante premières pages du recueil — celles qu’on peut trouver les plus abouties et cohérentes entre elles —, il s’agit à nouveau de la vie du poète et, dès les premiers vers, de son installation dans le mythique appartement du Marché au Charbon. Outre les ribambelles déjà mentionnées (un personnage entraîne l’autre), Cliff pratique la composition alternée : trois poèmes intitulés « Le professeur » et quatre autres « Le charbon » semblent constituer la poutre faîtière du recueil. Le lecteur que le ressassement ne lasse pas mais délasse, ce lecteur-là en redemande. Et de lire exprimer, sur le mode nostalgique, ce qu’il en coûte de ne pas coïncider avec les stéréotypes hétéronormatifs et comment le poète apprend de Marc Altenloh « qu’on n’est pas nécessairement / condamné aux horreurs de la pire infamie / parce qu’on aime aimer l’amour différemment » (p. 21). Les souvenirs sont ici tout à la fois d’une extrême précision et d’une banalité presque absolue. La pièce intitulée « Radiateur à gaz » donne à des moments fugitifs de la biographie — d’autant plus fugitifs qu’ils sont disjoints — le relief et l’acuité d’une notice technique : livraison de l’appareil, explication de sa mise en marche, utilisations réitérées, panne, réparation, précautions d’entretien. Ce qu’en termes de narratologie l’on appelle un sommaire vaut un Tempus fugit ou un Tempus edax rerum, à cette différence près que l’appareil et son utilisateur en ressortent magnifiés. Et le poète d’achever sa récitation en Baudelaire ironique : « ainsi pus-je traverser sans trop en souffrir / les hivers infinis, humides, spleenétiques / qui étendent longtemps sur nos régions frigides / des nuages crachant leurs lugubres musiques » (p. 25).
Dans ces quelque deux mille vers que des esprits étroits (j’entends ceux dont la compétence à reconnaître l’alexandrin s’arrête à « Dieu » ou à « La Fin de Satan ») nommeraient de mirliton, l’accident est de rigueur. Synérèse sur « rentrions », diérèse sur « souriez ». Quelques trémas pour inviter la lecture à compter, comme Ronsard ou Froissart, l’e atone en hiatus (« le banc pour recevoir l’hostië sacro-sainte », p. 77). Cette fausse désinvolture nous vaut même un alexandrin avec césure épique (« puisque j’avais encore + quelques dents dans la bouche », p. 31), un vers de quatorze dans un contexte d’alexandrins (p. 59), ou parmi des dizains carrés une strophe d’onze décasyllabes (p. 101). Quant à la langue, Cliff sait jouer du charme des wallonismes : koter pour « partager le même logement étudiant » (du flamand kot « petit réduit, débarras »), boilère (de l’anglais boiler, « chauffe-eau »). Sans parler des graphies maintenues à la barbe des correcteurs orthographiques (« déterriora », « oxigéner », « que je voye », « courreront »). Peut-être évaluera-t-on bientôt la liberté d’un esprit à son degré d’indifférence aux moteurs de recherche.
En réponse à la mauvaise conscience de n’avoir pas été le professeur qu’il eût souhaité à ses élèves, Cliff se console : « la “matière” n’est pas le tout d’un cours / il y a aussi la “manière” » (p. 67). Une telle conviction s’applique également à son poème, qui pourrait être aussi banal de forme que de contenu, n’était l’évidence ahurissante que plus grand monde n’écrit en vers et que le maintien de cette activité égale le poète au « reliquat d’une époque médiévale » (p. 17). Alors, celui qui regarde le monde avec bienveillance et humanité multiplie les allusions religieuses au point de mettre en décasyllabes les prières de Raymond Lulle (p. 52). « Le vers est nécessairement religieux, écrivait Banville dans son Petit Traité de poésie (1871), c’est-à-dire qu’il suppose un certain nombre de croyances et d’idées communes au poëte et à ceux qui l’écoutent. Chez les peuples dont la religion est vivante, la poésie est comprise de tous ; elle n’est plus qu’un amusement d’esprit chez les peuples dont la religion est morte. » Comment faire entendre aujourd’hui ces lignes sans s’exposer à des accusations de ringardise et de sectarisme, ou que sais-je encore ? Restons plutôt sur ce portrait du poète en clerc défroqué :
toujours tout seul comme un moine bizarre
qui eût lâché son froc pour s’occuper
seulement de bouger dans la bagarre
absurde d’être seul avec lui-même,
seul, tout seul au milieu du monde hostile,
n’ayant pour tout recours que le poème
dont il estime que le vers mobile
en grandissant le sauvera quand même (p. 57).