Les forts ne disent rien & autres poèmes de Robert Frost par Bertrand Degott
Dans sa présentation, Claude Neuman fait observer qu’en dépit d’une solide renommée outre-Atlantique, le poète américain Robert Frost (1874-1963) n’a plus été réédité depuis 1964 *. Et de s’interroger sur « cette indifférence hexagonale ». C’est que Frost fut populaire, dit-il, apolitique, réactionnaire, et plus encore qu’il composa, à contre-mode, des vers rythmés et rimés : lorsqu’il disait qu’« écrire en vers libres, c’est comme jouer au tennis avec le filet baissé » (writing free verse is like playing tennis without a net), sans doute n’était-ce pas seulement par provocation…
Neuman a les atouts du parfait traducteur. Il aime son poète, qu’il connaît sur le bout des doigts. À l’aise dans la langue de Shakespeare (et même dans ses Sonnets qu’il a traduits selon les mêmes principes), il maîtrise la métrique accentuelle anglophone. On lui sait gré de chercher à compenser un véritable manque en matière d’édition, et ce faisant de s’attacher « autant que possible à rendre la forme frostienne en vers français ». « Est-il possible, se demande-t-il alors, de transposer le rythme d’une langue accentuée à tradition poétique syllabo-tonique comme l’anglais dans une langue réputée inaccentuée et à tradition poétique syllabique comme le français ? » Et Neuman de se trouver un précédent avec Tardieu qui, pour mieux traduire Hölderlin (qui lui-même imitait la métrique grecque), voulait « un vers français qui fût un équivalent sonore de l’hexamètre allemand ». Nous voici prévenus, ce ne seront pas des vers libres, mais ce ne seront pas non plus des vers métriques. Autant poser qu’il s’agira de vers vagues, imprévisibles, indécidables.
Mais cela mérite d’être regardé de plus près. Prenons le dernier quatrain du poème-titre Les forts ne disent rien :
Le vent va, vague après vague, de ferme en ferme,
Mais ne porte, pour ce qui vient, de cri d’espoir.
Il viendra peu ou beaucoup, la vie à son terme,
Mais les forts ne disent rien, attendant de voir.
Voilà quatre 12-syllabes dont aucun ne se veut vraiment alexandrin. Pourtant, le vers d’avant (Pour que sur leur beauté + les abeilles se penchent) est un parfait 6+6 et pourrait exercer sur ce quatrain ce que Benoît de Cornulier appelle une « pression métrique ». On lira donc au moins Le vent va, vague après + vague, de ferme en ferme (qui est une réussite), de façon plus aléatoire la suite. Toutefois, comme Neuman nous donne ces vers pour des pentamètres, on cherche où il place les cinq accents : entend-il Le vent/ va, vague/ après vague… ou Le vent va,/ vague après vague… ? Que l’on peine à s’entendre sur le pentamètre en français, ça n’a rien de surprenant. On comprend moins l’ellipse du second élément de la négation (Mais ne porte… [pas] de cri d’espoir), surtout lorsqu’elle devient à l’échelle du recueil un véritable tic (Je ne doute qu’ils vivraient bien sans moi, Il ne me verra m’arrêter là, etc.). Certaines inversions du sujet (Quand offre le ciel la couleur pure à foison, Quand darde un soleil épuisé vers les hauts nuages/ Ses rayons…), l’antéposition de l’adjectif neuf (Son neuf feuillage) ne sont pas moins problématiques, ainsi que l’éloignement de l’auxiliaire et du participe :
Il aurait juré, et pu lui-même le croire,
Qu’avaient les oiseaux dans tout le jardin alentour,
Pour avoir ouï la voix d’Ève au long des soirs,
Ajouté une résonance à leur propre discours…
On peut aussi regretter qu’ailleurs bien que soit suivi de l’indicatif. Enfin, si le traducteur compte surtout les accents, à quoi lui servent donc l’apocope du e (feuill’s, peuv’nt, N’ai-j’ pas marché…) et la licence encor ?
L’ambition de « traduire le fond et la forme » (c’est le titre du site où Neuman donne ses traductions) est d’autant plus pertinent qu’il s’agit de poésie, c’est-à-dire d’une forme-sens. Tardieu aussi voulait « transposer dans notre langue, non seulement la signification des vers, mais leur musique ». Un tel projet toutefois n’exige-t-il pas, du traducteur, qu’il rêve un peu plus longuement à ce que c’est pour un poète que la tradition poétique ? Dans un contexte où dominait le vers libre, Frost à contre-courant s’est voulu l’héritier d’une certaine histoire du vers. Le traduire en français n’imposait-il pas de se demander au préalable ce qu’auraient été ses poèmes s’il les eût écrits en français, respectueux d’une autre histoire ? Le lecteur attentif voit désormais où nous voulons en venir. La traduction rythmée et rimée de Neuman procède d’abord — sinon pour l’essentiel — de sa façon à lui de faire passer du réel dans la langue. Certes nous ne dirions pas que traduisant Frost il joue le filet baissé, mais il s’est tissé son propre filet et c’est avec ce même filet qu’il traduit Rilke ou bien Shakespeare, c’est-à-dire dans une langue qui est d’abord la sienne, avec ses heurts et ses bonheurs, mais plus préoccupée d’elle-même que de sa source.
* Roger Asselineau, Robert Frost, Paris, Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », 1964. Rappelons tout de même qu’un numéro du Petit Poëte illustré fut consacré à Frost en août 2000 (Nouvelle série, n° 2). Il comportait, outre des illustrations, une biographie et la traduction inédite de huit poèmes.