Guy Goffette, Paris à ma porte par Bertrand Degott
D’abord tiré à 80 exemplaires, cet ouvrage est paru en édition bibliophile avec deux gravures originales de Vincent Gagliardi. Dans l’édition de poche que j’ai sous les yeux, son projet n’est pas moins limpide pour autant. En quelque 300 vers, de longueur variable mais le plus souvent réguliers et regroupés par strophes de quatre, de sept ou avoisinant le sonnet, le poète entreprend de nous persuader que Paris est habitable. Ou plutôt non, pas Paris tout entier, mais un petit quartier à l’Est du Ier arrondissement, dans le secteur des Halles. « Ô vertige des nombres ! », s’exclame-t-il en un septain « Depuis plus de vingt ans / J’habite entre deux ombres / De sorbiers frissonnants / Un appart au premier / Étage du 10 rue / De la Cossonnerie ». Ce n’est pas moins le nombre qui lui inspire ses pages, toutefois, que le nom des rues et lieux environnants. Le sujet (dé)lyrant et lyrique ne manque pas une occasion de sourire, comme de cette hypothèse qu’il existât jadis une rue de la Cochonnerie. Et c’est alors toute une rêverie qu’il nous déroule, après « un tour du Ier », depuis cette « rue de la Cossonnerie » jusqu’au « boulevard de Sébastopol », en passant par « chez mes voisines ». Rue de la Lingerie, par exemple, nous le voyons se troubler : « Depuis qu’en ma lointaine enfance / J’ai surpris ma tante en corset / Lingerie est le nom secret / Qui me comble de ses avances ». Point de lingerie pourtant dans cette rue, où Maison Rouge annonce un resto : « Plus besoin Guy de falbalas / Ni de courir le guilledou / Suffit de venir t’asseoir là / Pour enfin goûter le redoux ». Ainsi se revoit-il « vingt ans plus tôt attendre sur un banc / Du square Louvois un lapin à tresses blondes ». Ainsi se rappelle-t-il une escapade à seize ans rue Saint-Denis et l’échec du défi que s’étaient alors lancé deux garçons de « toucher la nuit / Avec nos lèvres et nos bras ». Et si la « place Joachim-Du-Bellay » en faisant resurgir l’ombre d’Ulysse lui inspire un sonnet tout entier sur deux rimes, c’est qu’il a retrouvé son petit Lyré… « Je connais mon quartier comme hier mon village », lance-t-il d’entrée, comme pour suggérer que nous sommes autant la somme de nos pertes que le produit de nos souvenirs ou le quotient de nos nostalgies. À l’occasion du déjà publié par Marianne « rue des Lavandières-Sainte-Opportune », Goffette nous remontre comme il excelle dans le genre, hérité de Francis Jammes, de la prière poétique :
C’est un reste d’enfance toujours qui me ramène ici
Une histoire de linge de savon bleu et d’éclaircie
Le bonheur tout entier ramassé dans un ballot de blanc
Avec moi encor petit sur la brouette et cahotant
Le visage de maman qui porte le ciel sur la tête
Et son sourire un peu triste comme au retour de la fête
Ô Sainte-Opportune dans votre niche souvenez-vous
De ma mère au lavoir de sa fatigue et de ses genoux
Pleins d’arthrose Souvenez-vous de toutes les lavandières
Et de leurs doigts usés difformes bleuis comme la pierre
Des seuils Souvenez-vous aussi des hommes trop tôt durcis
Qui n’ont jamais grandi et jamais n’ont su dire merci
À l’évidence notre âme avait besoin de ces distiques élégiaques, mais sans doute lui importait-il aussi qu’ils se bornassent à faiblement rimer, à n’imiter que d’assez loin le vers de quatorze, que l’on césure en 8-6 ou en 6-8. — Mais pourquoi, direz-vous, et que nous importe votre âme ? — Eh bien ! mes bons amis, c’est que ces vers administrent la preuve que les gammes sont nécessaires, et que nous devrions parfois nous y astreindre, quittes à n’offrir pour mélodie que nos silences. Nous pourrions alors tous ensemble attendre — certes humblement mais tous ensemble — que l’inspiration nous revienne. Il se pourrait à ce titre que Paris à ma porte témoigne d’une traversée autrement difficile — de ce que Guillevic appelait ses « basses eaux poétiques » — mais, dans l’ordre du charme autant que du naturel, le poète s’en acquitte haut la main. Car oui, nous aimons qu’il ne soit « qu’un saltimbanque », avec ses « vers / Pleins de sensiblerie ». Écrivons-lui alors, puisqu’il nous confie à la fois son adresse et sa maladresse ; écrivons-lui, même s’il n’est pas certain, par les temps qui courent et le reste, que toutes nos lettres arrivent à destination.