Plein emploi de Jean-Claude Pirotte par Bertrand Degott
Même mort, Jean-Claude Pirotte continue de publier ses carnets. Celui-ci, nous postvient-il, « commencé à la mer du Nord en janvier 2010, et continué dans le Jura, a été achevé à la mer du Nord le 20 octobre 2011 ». Si les lieux importent à ce point, c’est qu’ils ont rendu les séjours possibles.
séjours
Séjours dans le studio de la Panne, où tout le dehors entre, le vent surtout, à travers la lucarne (dans d’autres recueils, c’est la tabatière), et où le poète doubla le cap de ses 72 ans. Séjour dans le Jura suisse, sur les pas de saint Colomban, non loin de la frontière, sur les lieux des recueils Ajoie (La Table ronde, 2012) et Vaine pâture (Mercure de France, 2013) — Bonfol, Beurnevésin, les Rangiers, la Vendline —, où le lait tourne dans le pis des vaches et qui nous valent les rares datations du recueil, 25 août 2011, dimanche 4 septembre XI, 5 septembre XI. Même en été, le temps passe gravement : il faut rimer jusqu’à la fin/ du dimanche et de la vie. N’est-ce pas lui, cette ombre qui s’étend sur la septantaine — le temps, avec la vieillesse et la maladie ?
gravitation
C’est le temps qui donne du poids au corps et le sens de la gravité, ce dernier mot n’eût-il que son sens physique. Alors, la légèreté même du calembour n’est qu’une gravité qui s’excuse : faits d’hiver et sornettes d’alarme disent uniment que l’on n’échappe pas à ces lois. Et le poète en prend pour son « grave » :
je reçois des coups de bâton
mais qui me frappe ? le silence
ne répond pas à ma demande
et le dieu que je croyais proche
il me semble que je l’entends
me traiter de pauvre cloche
Le poète est une cloche non pas seulement parce qu’il résonne en silence, mais également parce qu’il est ce copain clopant, et qu’il claudique (étymologiquement cloppique), ainsi que son demi-prénom de Claude l’indique. Frappé, blessé, voire amputé à l’instar de ce Pierre Morhange dont quatre vers achèvent allégoriquement le recueil : Chers copains, je n’ai/ Plus ni bras ni jambes/ Mais j’ai encore/ Tronc et tête.
fractures
En revanche, on est prié de prendre au pied de la lettre j’avale ma salive par le/ canal du plancher sinusien brisé. Et la rime par le :: parle est significative des conditions physiologiques dans lesquelles s’opère malgré tout l’avènement de la parole poétique : à cœur contrit et corps broyé, parole fracturée…
Les six subdivisions du recueil disent elles aussi cette fracturation : charbon de mer, en hommage à Jacques Baron dont un roman sous ce titre parut en 1935 ; croque-mort et croque-au-sel, dans la veine macabre et railleuse à quoi Pirotte nous a accoutumés ; la main passe, par allusion peut-être au roman de Raymond Guérin, La Main passe ou Si les mots sont usés (1947) ; exercices de lune, avec Musset en tête ; les ombres d’autrefois, qui est une citation de Follain ; sonnets et sornettes enfin, subdivision plus réflexive et plus enjouée, dont deux vers font écho au titre du recueil : le plein emploi du songe-creux/ c’est l’éveil dans la paille humide. Portrait du poète en songe-creux.
exercices d’humilité
Je parle sous moi, écrivait Corbière dans sa « Rapsodie du sourd ». Dès que le lyrisme refuse de se complaire et de s’écouter, il nous redevient sympathique. Et Pirotte de surenchérir : je fais des vers comme un cadavre en transe. Ou pire encore : je sais que je patauge/ dans la mare excrémentielle/ de la mauvaise poésie/ je le sais car je reconnais/ la bonne quand elle apparaît. Il a dans sa façon de s’excuser d’être médiocre je ne sais quoi de forcé qu’on serait tenté d’attribuer à une plus grande franchise s’il ne nous prévenait aussitôt que l’exercice de la poésie/ est un jeu de poker menteur.
Mais là où Pirotte est le meilleur, ce n’est pas dans ces exercices d’humilité — de fausse humilité, dites-vous, il s’assied sur la branche qu’il a sciée, lape la soupe où il a craché (imaginez comme il s’en fout là où il est !) —, exercices convenus certes mais cependant salubres !
références et révérences
Là où il est à mon sens le meilleur, c’est dans sa façon de réveiller la Belle-au-bois-dormant. Là on entend Prévert : il faut mourir à pied/ à cheval en voiture// en tramway à carbure/ en patache à vélo ; ici Corbière peut-être : parce que je suis poète/ (je finirai par le croire)/ mais poète sur le tard/ je suis un joueur de raccroc ; ailleurs évidemment Vigny : je la tenais bien je l’aimais/ cette sale tête de bois// qui me conduit tout droit/ vers le cor qui sonne au fond des bois ; un peu partout les vieilles chansons et les comptines : en passant par la Lorraine/ j’ai rencontré mon vrai père. La pratique systématisée de la citation et de la référence donne au recueil quelque chose d’une anthologie, d’un portrait de groupe, ou même d’un mémorial comme ce dizain qui cloppique entre dix et douze (syllabes par vers) :
Odilon-Jean Périer près de Léon-Paul Fargue
et Xavier Forneret aux côtés de Thomas
Tardieu voisin de Reverdy Morhange
avec Venaille évidemment Perros
à l’ombre de Follain comme d’un chêne
bienveillant à chacun pourvu que l’éternel
instant soit respecté mais cela va de soi
Lubin tient le bras de Dhôtel on voit
Jacques Baron sourire à Max Elskamp
et l’esprit de Joubert plane autour de l’ensemble
Guy Goffette a forgé le mot-valise « dilectures » pour désigner les poèmes où il parle de ses lectures de prédilection. Chez Pirotte autant de références à tant d’absents sont une façon polie de préparer sa propre et dernière révérence :
dans la pénombre d’été
sous le hublot store baissé
tu lis Morhange qui mourut
à l’âge qui est le tien
la rencontre dans l’au-delà
d’un Morhange contemporain
aura-t-elle lieu tu diras
gloire à la totalité
oh ce sera bien encombré
mais tu reconnaîtras les tiens
leurs beaux visages quotidiens
leurs voix dans l’éternel été
Révérence qui — nous connaissons l’oiseau — a de fortes chances d’évoluer encore en piro(ue)tte : étant moi je suis un autre// et c’est l’autre qui mourra…