André Breton, Paul Éluard, correspondance 1919-1938 par Tristan Hordé
Quelques volumes de la correspondance d’Éluard et de Breton ont déjà paru*; ce nouvel ensemble a été préparé par Étienne-Alain Hubert, qui a collaboré à l’édition des œuvres d’André Breton par Marguerite Bonnet dans la Pléiade. Après une présentation détaillée des lettres, il retrace dans sa préface l’évolution des deux poètes après leur rupture. Bien que des lettres aient été perdues, ces échanges épistolaires constituent une chronique passionnante, même si partielle et partiale, d’une période littéraire essentielle, celle de la formation et du développement du surréalisme, avec quelques-unes des querelles qui l’ont agité. On lit aussi les débuts et l’épanouissement d’une amitié, la richesse des échanges affectifs et intellectuels entre les deux poètes — ils écrivirent d’ailleurs ensemble L’immaculée conception (1930) — et comment des divergences politiques quant aux moyens de vivre un idéal ont provoqué leur éloignement. Comme pour les volumes déjà parus les notes, indispensables au lecteur d’aujourd’hui, restituent le contexte des lettres et précisent la position et le rôle de personnes proches ou non de Breton et Éluard — l’index compte plus de 400 noms — écrivains, peintres, marchands, directeurs de revues, personnel politique, etc. Ajoutons que des fac-similés de lettres et cartes postales, et quelques photos, illstrent le volume.
La rencontre est d’abord liée à la littérature ; Breton écrit (4 mars 1919) à Éluard après avoir lu Le Devoir et l’inquiétude, court ensemble de poèmes publiés en 1917, et l’invite à collaborer à la revue Littérature, « Jean Paulhan me dit que sans doute vous écririez dans Littérature ». Leur amitié se construit notamment par l’envoi de livres et Breton exprime rapidement son affection, en septembre 1919, « Peu de choses me tiennent à cœur, cependant votre amitié et quelques autres » et en décembre’ 1920, « Je m’ennuie bien de vous » — le tutoiement n’intervient qu’en août 1923. Cette relation affective est dite tout au long des années par l’un et l’autre, aussi bien au début des lettres que dans leur conclusion (A. B. « A toi comme à personne », P. E. « A toi très affectueusement »). Entente quant à ce que devrait être la poésie — Breton écrit un article laudatif à propos d’Éluard) —, engagement commun pour changer le monde, attitude générale partagée (plutôt prédatrice) vis-à-vis des femmes, toute une manière de vivre a longtemps rapproché les deux hommes.
Les faits politiques sont rarement évoqués directement dans la correspondance, cependant la guerre du Maroc (1925-1926) y est présente, pour évoquer les manifestations violentes de juillet 1925 auxquelles des surréalistes participent ; Éluard, dans ce cadre, pense que les publications du groupe ont une importance révolutionnaire et feront entendre une voix différente, distincte notamment de celle des communistes. Il accorde d’ailleurs un rôle moteur à Breton ; quand celui-ci se désole de n’avoir rien écrit pour un numéro de la revue des surréalistes, en août 1925, Éluard le morigène avec humour (« Voyons, mon petit, un peu de courage ») et conclut sérieusement, « Ce numéro ne peut pas paraître sans toi ». Cette reconnaissance du rôle prépondérant de Breton est largement explicitée, en septembre 1925 :
Je suis plein de force, plein d’espoir et tellement heureux d’avoir lu Lénine de Trotsky et de la façon dont tu en parles. Voilà enfin un enseignement parce qu’entièrement révolutionnaire. Ce livre est un des plus grands que j’aie jamais lus. (...) Je crois que notre action peut tout gagner (en décision, en sûreté, en intelligence, en efficacité) de la lecture de ce livre.
Cette confiance dans les choix de Breton est répétée quelques années plus tard, en 1928, « Je n’ai d’espoir qu’en toi pour que notre position ne cesse pas d’être révolutionnaire ». Elle se maintient entière quand le parti communiste, en 1931, rejette les surréalistes, quand Aragon, en 1932, rompt avec le surréalisme : Éluard le qualifie notamment de « canaille », parle d’une « malhonnêteté crapuleuse » qui lui donne « envie de vomir ».
Au cours des années 30, le parti communiste parvient à empêcher les surréalistes d’être audibles politiquement. Pourtant, Éluard, en 1936, ne coupe pas les ponts avec les défenseurs de l’URSS. ; à Breton qui lui rappelle ce que sont les procès de Moscou, il redit sa certitude d’une « entente absolue sur le fond » et, à nouveau en avril 1938, affirme encore sa fidélité : « ce que nous aimons et défendons va trouver, sous ton influence, une nouvelle terre d’élection » en la revue Minotaure. Lors de son séjour au Mexique, en 1938, Breton est violemment diffamé par Commune, un des organes des communistes, et Éluard donne cependant un poème à la revue, ce qui laisse entendre pour Breton qu’il ne condamne pas les attaques, alors qu’il est impossible pour lui de ne pas dénoncer la réalité de l’URSS. Suit une rupture, définitive. Que reste-t-il ensuite entre eux ? Éluard s’éloigne des surréalistes mais écrit à celui qui fut son ami, « Je n’oublierai jamais ce que tu as été et ce que tu restes pour moi » ; Breton, en juin 1945, à propos d’un poème d’Éluard qui vient d’être publié, écrit « C’était toujours Toi (ou moi) ».
La correspondance donne de très nombreuses preuves d’une fraternité qui s’est renforcée par le travail commun dans le surréalisme. Elle explique les confidences de l’un et l’autre sur leur vie quotidienne. Éluard écrit souvent à propos de la reprise de sa tuberculose et de son état de faiblesse, qui entraînent la solitude, un sentiment d’inutilité (« Ma santé, mon cher André, est un désastre ») ; il se désole aussi de ne pas pouvoir aider financièrement Breton comme il le voudrait (« un de mes plus perpétuels soucis, un des plus importants est de ne pas mieux pouvoir t’aider, te soutenir, te servir »). Breton, lui, raconte volontiers ses difficultés sentimentales et ses bonheurs, il fait part aussi souvent de sa pauvreté et de sa lassitude, parfois de manière émouvante ; ainsi en mars 1930 :
Il est tard et je me trouve seul. Ce soir et dans la vie. Où tout cela va-t-il, autant ne pas y songer. Mais à coup sûr à sa fin, qui est la mienne. Non qu’il me tarde de mourir, je me découvre de temps à autre (...) le grand appétit de choses qui sont plutôt dans la vie ou plutôt non : il n’y en a plus qu’une, je n’aime plus la poésie, je n’aime plus la Révolution, je n’aime plus que l’amour, je n’ai peut-être jamais rien aimé que l’amour. Et sans doute n’ai-je jamais aimé un être qu’en fonction de l’amour dont je le croyais capable. Par exemple toi.
Une fort belle correspondance, à tous égards, pour découvrir autrement Breton et Éluard.
* Pour Éluard sa correspondance avec Paulhan, Bousquet et sa première épouse, Gala, est disponible ; Pour Breton, après leur publication par un éditeur (aujourd’hui, lettres à Péret, Bousquet, Tzara et Picabia, sa fille Aube, sa première épouse Simone Kahn), les lettres et cartes postales qu’il a envoyées et reçues, sont mises en ligne (voir : www.andrebreton.fr)