Au célibataire retour des champs de Jacques Josse par Tristan Hordé
« La poésie n’est plus lue, ce n’est pas comme à l’époque de Victor Hugo, ou même, tenez, de Prévert..., etc. », c’est le genre de discours que chacun peut entendre. On pourrait répondre, par exemple, que nous ne sommes plus après 1870 — on ne lisait d’ailleurs pas beaucoup Rimbaud et Mallarmé —, ni en 1946 (Paroles), et que la diffusion et la lecture de la poésie ont pris d’autres formes et, quoi qu’on dise, l’énorme augmentation du nombre d’élèves dans l’enseignement secondaire a favorisé la lecture de la poésie. Si l’on pense à l’édition, à côté de collections de poche se multiplient les revues — forcément confidentielles pour la plupart, elles sont cependant des lieux de publication nécessaires — et les microstructures d’édition, même si peu d’entre elles trouvent leur place dans les librairies.
Saluons le phare du cousseix créé à l’automne 2013 à Croze, dans la Creuse, par Julien Bosc*. Trois plaquettes de 16 pages, joliment imprimées, sont publiées chaque année ; ainsi, ont paru des poèmes de Joël Baudry, Jacques Lèbre, Jean-Claude Leroy, Ludovic Degroote, Marie-Paule Blein, Anna Luisa Amaral et, récemment, ceux de Jacques Josse.
Ces dix poèmes en vers libres ont pour thème la solitude, non pas celle, romantique de qui a perdu l’aimé(e), mais la solitude de ceux qui, depuis longtemps, n’existent pas, ou bien peu, dans la poésie. C’est « le célibataire retour des champs », c’est n’importe qui, et Jacques Josse restitue cet anonymat en omettant le pronom devant le verbe :
debout sur le pas de la porte,
scrute le ciel bas,
tire sur la laisse du passé,
entend rire ses morts
Lorsqu’un sujet réapparaît, il désigne un élément naturel (« l’océan ronfle ») ou « L’homme », mais il s’agit de « cet inconnu en imper noir », donc encore n’importe qui, sans doute ici un ancien marin, « qui a commandé / un cercueil en forme de barque ».
La mort est en effet présente, toujours vécue dans la solitude ; l’un est porté en terre après une vie sur les bateaux, et l’autre, conséquence de son ignorance du "progrès", meurt électrocuté. Ou c’est un cheval « crevé » remplacé par le tracteur, mais malgré la machine l’homme lui parle toujours, devenu un peu lui-même l’animal disparu : « Il est seul. / Ne veut toujours pas dételer. » (souligné par moi) Un autre solitaire, quand « personne ne le voit », rejoue à sa manière la Crucifixion, couché sur la route et étreignant l’ombre projetée de la croix. Celui-là regarde l’arbre devant la maison et pense à la pendaison. La nature et les choses elles-mêmes semblent également du côté de la mort ; insectes et mouches s’en nourrissent, la voiture rouillée est enterrée dans les ronces, la mer rejette des débris, la superstition veut que le bas de la falaise accueille les squelettes des marins morts en mer...
Tout est deuil dans ces lieux économiquement abandonnés, où rien n’est à espérer sinon la disparition, où il est inutile pour celui qui appelle d’attendre une réponse, « Sa voix tombe dans le vide ». Jacques Josse donne à la désespérance d’autant plus de force qu’il choisit le vocabulaire le plus simple, écarte tout effet, retient seulement les gestes de la vie quotidienne. Dix poèmes à lire et relire.
* Julien Bosc a publié fin 2015 De la poussière sur vos cils (éditions La tête à l’envers), dont nous rendrons compte ici même.