Babel heureuse, n° 1 par Tristan Hordé
Il faut toujours accueillir avec sympathie une nouvelle revue, d’autant plus quand elle choisit d’être présente sous trois supports : papier, livre électronique et format web. Son titre est un programme : toutes les langues et tous les arts, ce qu’entendait dans Le plaisir du texte Roland Barthes, cité en exergue, « (...) le sujet accède à la jouissance par la cohabitation des langages, qui travaillent côte à côte : le texte de plaisir, c’est Babel heureuse. » François Rannou, dont l’activité de poète et de traducteur est connue, et l’éditeur Gwen Catalá sont à l’origine de la publication ; le premier précise les choix faits, fondés contre le « relativisme généralisé » qui a cours aujourd’hui. Il expose le principe à la base de la revue : « un travail créateur [est] nécessaire qui passe par une critique des nouveaux modes d’asservissement du langage par ce qui fait écran. Lucidité, mémoire, veille, distance, implication, joie, élan sont à l’œuvre. » Il s’agit de refuser « la fragmentation des savoirs et des arts » et donc d’accueillir aussi bien les poètes que les peintres, les compositeurs, les photographes, les vidéastes, etc.
C’est pourquoi ce premier numéro présente, avec des textes, des liens pour que l’on écoute une lecture (Nathalie Brillant), des vidéos avec poèmes mis en musique (Laure Gauthier), des enregistrements (en persan par Roja Chamonkar). Le lecteur est renvoyé à des sites pour lire des textes critiques, des biographies, regarder un film ou, pour celui de Laurent Margantin (Œuvres ouvertes), à sa traduction en ligne du Journal de Kafka : texte complet, non pas lissé, sans aucune aspérité, mais véritable "work in progress", avec des dessins, des projets interrompus, des fragments de récits, etc. Le même donne dans ici "36 apparitions de Franz Kafka", qui reposent sur une connaissance précise de l’écrivain pragois :
1 Il est assis dans un tramway, il revient d’un faubourg de Prague, il fait nuit.
2 Il reste à la fenêtre sans rien dire pendant que son père le gronde comme un enfant.
3 Il perd une matinée à dormir et à lire le journal, il n’écrit pas, il a peur d’écrire.
4 Il reste couché dans son lit, ne se lève pas alors que son père, sa mère et ses sœurs s’agitent dans l’appartement.
5 Il est couché par terre comme un animal dans sa chambre d’hôtel à Venise.
(…)
27 Il écrit avant de s’endormir, il écrit en s’endormant, il écrit en dormant.
28 Il s’incline devant Oskar Baum qui est aveugle quand ils se rencontrent pour la première fois.
29 Il emploie souvent l’adjectif gelblich (jaunâtre) dans son Journal.
Ajoutons de nombreuses photographies — celles d’Adèle Nègre, notamment —, la reproduction de dessins, de peintures, de manuscrits de compositions musicales. Les poèmes de Denise Le Dantec seront lus avec ses peintures et ses dessins.
Les formes classiques de présentation ne sont pas absentes et des poèmes sans ajout autre sont évidemment aussi publiés, par exemple ceux Raluca Maria Hanea, née en Transylvanie, traductrice du roumain en français, ceux d’André Markowicz ou de Myriam Nowicka qui, comme le précise sa biographie, est spécialiste du monde slave et mène des recherches sur les traces de la vie juive en Pologne ; sa poésie est ancrée dans le monde et dans l’Histoire :
(…)
Je suis issue d’un peuple qui fut asphyxié dans certaines chambres de l’Europe
des cellules hermétiquement closes étaient emplies de gaz
les murs portent encore les traces des ongles des suppliciés
qui labourèrent le béton de leurs doigts (…)
Quant à Françoise Morvan elle explique précisément que les poèmes présentés forment un ensemble pensé pour un spectacle ; ceux de Sylvie Durbec sont offerts avec une traduction en anglais de Denis Hirson :
Poème pour dire Poème to say
Tu me dis You say to me
que je ne suis jamais la même I’m never the same
quand je when I
parle une langue ou une autre speak one tongue or another
que c’est toujours changeant and that everything changes,
sans cesse d’accent et de voix all the time,
moi my voice and this accent
of mine
"Babel", c’est aussi la diversité des langues. Le texte original accompagne les poèmes en persan (extraits de Je ressemble à une chambre noire, publié par Bruno Doucey, 2015) de Roja Chamonkar, comme ceux de Michel Ange et de Leopardi traduits par Carolyn Canella, on lira aussi la russe Elena Truuts, dont #Prosescontreproses appartient à un projet multimédia ; il s’agit pour elle d’une « expérience créative collective » qui associe image, musique, voix, texte en français et en russe », et elle précise : « (mon) écriture-recherche (…) fait partie de mon appropriation créative de cette langue française qui m’échappe et m’appartient en même temps.» Isabelle Macor permet de lire deux auteures polonaises, la grande Julia Hartwig (née en 1921) et Ewa Sonnenberg. Victor Martinez propose des proses et poèmes de l’espagnol Léopoldo María Panero (1948-2014), dont il a récemment traduit avec Cédric Demangeot un important recueil, (Poèmes de l’asile de Mondragon (Fissile, mars 2017).
Enfin, je n’oublie pas dans le sommaire le très bel article de Marie-Hélène Gauthier à propos d’un poète trop peu lu aujourd’hui, "Georges Perros ou l’écriture de soi". Pari tenu pour ce premier numéro : aucune « fragmentation des savoirs et des arts », une volonté d’ouverture d’un bout à l’autre avec les renvois constants vers d’autres textes, d’autres images, d’autres revues . On attend avec impatience le numéro d’automne.