Benoît Casas, Combine par Tristan Hordé
Le copiste/est le seul/véritable/lecteur/du texte (520)
Commençons par une description des contenus, celle proposée par l’auteur en quatrième de couverture : « Combine est un livre constitué de 1000 poèmes brefs : autant d’instantanés, détails du monde, éclats de pensée. Combine est un livre de lecture, le lieu d’une poétique en poèmes : on y lit notations, réflexions, amorces narratives, poèmes concrets, poèmes de marche et de regard. Produit d’un assemblage aléatoire, Combine affirme l’imprévisible, l’étoilement (…) Son principe, en vitesse : "faire poème de tout, faire poème de rien" ». Ce descriptif est complété par un mode d’emploi : « Le titre, Combine, est adressé au lecteur, appel à se servir de ce vrac : combine ! » Ce qui n’est pas précisé, c’est l’organisation des poèmes dans le livre : chaque page est partagée en deux, dans la partie haute on lit à raison de deux par page, les 500 premiers poèmes, les 500 suivants occupent la partie basse ; tous les poèmes sont numérotés, ce qui remplace la pagination, et aucun vers ne dépasse trois mots. Pour ne pas obéir à l’injonction de l’auteur, on peut lire en suivant la numérotation, de 1 à 500, puis de 501 à 1000 ; toute combinaison peut inventer un ordre, par exemple lecture de 1 et 501, 2 et 502, etc., ou de 1 à 4, puis 501 à 504, etc., ou lecture de 1, 10, 20, etc. : chacun combine à son gré — on y reviendra.
« Livre de lecture » : Benoît Casas donne à la suite des poèmes une liste de cinquante écrivains auxquels il a emprunté des extraits ; hors les écrivains français, prédominants, sont donnés en traduction ceux de langue anglaise, nombreux, italienne, allemande, espagnole, portugaise. On peut grâce à internet tenter de retrouver quelques auteurs des fragments choisis ; ce peut être une forme de lecture mais elle apparaît vite décevante : peu d’extraits d’auteurs contemporains retenus ici sont présents — ni Sollers ni d’Ormesson ne sont dans Combine —, encore moins des traductions — et relever un fragment de Le bruit et la fureur de Faulkner (« Nos ombres/étaient/sur l’herbe/elles arrivèrent/aux arbres/avant nous », ) indique d’abord que la traduction a été mise en ligne ou, plus sérieusement, que Benoît Casas écrit avec la mémoire vivante de ses lectures, ce qu’un des poèmes affirme : « Comme la/Bibliothèque/de Diodore/ou celle/de Photios/voici un livre/composé/d’autres/livres » (632). Un livre serait — est — d’abord construit à partir d’autres livres, matériaux « à démonter ou à remonter » (666), sans qu’on ait eu besoin d’en relever des extraits. Rien n’empêche de faire sien tel fragment et de le transformer ; dans le texte de Faulkner cité, le point-virgule après "herbe" a été omis, dans un autre cité d’Italo Calvino "la lecture du corps des amants" devient simplement "la lecture".
N’oublions pas que Benoît Casas écrit, lui aussi, des notations, réflexions, etc. ; il a bénéficié pour ce livre d’une résidence d’écriture au monastère de Saorges et l’on en trouve la trace à diverses reprises, tant pour le premier jour, « Je suis/arrivé/à Saorges/le village/accroché/au flanc de/la montagne/dessine/un arc de cercle/ouvert/sur le sud. » (507) que pour la situation géographique du lieu (la vallée de la Roya), le silence qui en rappelle la destination première, les fresques de sa cellule, ses occupations (lire, écrire), la fréquence du vent. Ces notations sont dispersées (170, 445, 671, 692, 792) et la combinaison a consisté à les rassembler après une lecture complète ; c’est dire que Combine propose avec ses mille poèmes une image du désordre de la vie, son « imprévisible », son « étoilement ». On ne lira pas de dates : diviser le vécu selon le calendrier relève d’un artifice à propos duquel on s’interroge rarement. Foisonnement, donc, des notations qui touchent l’essentiel de ce qui occupe la vie de Benoît Casas (et le lecteur), sans y introduire autre chose que des moments de la vie.
Dans la discontinuité voulue, le lecteur fera en effet apparaître le personnage de l’auteur, dont on lit le prénom (340) et, dans un poème, un résumé des activités qui reprend le contenu de la quatrième de couverture, « L’été/le livre/la poésie/lire/écrire/traduire/éditer » (318). On lit même une indication sur son âge, en accord avec l’ensemble du livre « Un/demi-siècle/que je vis/il me semble/que je/commence/à peine. » (917). L’exaltation devant ce qui est à vivre est une des constantes du livre : « Une/avidité/plurielle :/ la vie/et les/livres/la rue/et/la chambre » (153), "avidité" dans tous les domaines, de l’écriture (écrire chaque jour, 9, 608), à la lecture, la musique, la peinture et l’engagement dans le monde.
On relève des dizaines de fragments relatifs à l’écriture et à la poésie qui dessinent un "art poétique" dont les principes sont mis en œuvre dans ces mille poèmes, comme celui-ci : « Concentration/et découpe ;/de la prose/est devenue/poème. » (949) ou cet autre, plus général « La poésie récuse le temps. » (597) Benoît Casas est aussi attentif aux choses du monde, à ces « choses vues », comme les notait Victor Hugo, et que personne ne voit plus, dans les villes ou à leur périphérie, « Détritus/briques/planches/tessons de/vaisselle/herbes folles. » (501). Il est tout autant sensible aux variations météorologiques — plaisir du soleil mais qui n’empêche pas les notations sur le vent et, nombreuses, sur la neige et la pluie, « Le printemps/je me tiendrai/à la fenêtre/je regarderai/tomber/la pluie/sur la terre/du jardin. » (733) Il regarde aussi le vivant, les animaux, et l’on rencontre ou l’on écoute libellule, salamandre, merle, oiseaux variés, lézard truite, fourmi, martin-pêcheur, papillon, pieuvre, animaux sacrifiés par le collectionneur (« coléoptères épinglés »).
Ce n’est que plume à la main que l’on reconstruit un ordre, que l’on range dans des cases ce qui était un « assemblage aléatoire ». On introduit ainsi une visée absente du livre — vivre aurait un but, il y aurait un destin —, alors que Benoît Casas écrit, « Pourquoi/mille ?/pour/ne pas/ en/finir. » (456) On ne peut en effet en finir, les livres lus s’accumulent, les mots entendus se recouvrent, chaque jour est un commencement, toute vie s’invente à chaque moment, le dernier poème (1000) de Combine le rappelle, « Qui/peut dire/que le/monde/ est déjà/découvert ? »