Bruire de Daniel Blanchard par Tristan Hordé
En France, le haïku a une longue histoire ; introduit au tout début du xxe siècle, il a séduit des poètes aussi différents que Paul Éluard et Paul Claudel et il a suscité de nombreuses réflexions, par exemple celles de Yves Bonnefoy et Philippe Jaccottet. Nombre de traducteurs ont permis de connaître la grande tradition japonaise et deux revues lui sont consacrées (Ploc, Gong). C’est dire que le genre est bien vivant et deux livres récents le confirment, Plein vent de Laurent Albarracin *, et Bruire de Daniel Blanchard qui nous occupe aujourd’hui.
Les dessins de Farhad Ostovani — quatre dessins d’un arbre, chaque fois différent, réduit à une partie de son tronc et dépourvu de feuillage — accompagnent moins les 90 haïkus que les deux poèmes qui ouvrent et terminent le livre, "Approche de l’arbre" et "Miroitements". Un dessin précède le premier poème, deux autres encadrent en miroir le second et le dernier clôt le livre. On peut y lire le dépouillement du haïku, certes, mais également une figure de la démarche du « je » narrateur des deux poèmes, qui passe explicitement d’un mouvement dans l’espace (« « désormais », « ailleurs », c’était une pensée d’hier ») à un mouvement intérieur, dans l’immobilité (« « maintenant », « ici », a pris sur moi, c’est une pensée d’arbre »), ce que Daniel Blanchard désigne autrement par « l’ébranlement de l’arrêt ». Les motifs de l’arbre, de l’instant, du regard, de la rivière viennent à nouveau dans "Miroitements" et, en outre, des échos dans le premier poème annonçaient ces reflets (air / erre), tout comme la relation spéculaire : « (…) s’éclairait ton visage de mon regard » ». Le poème final semble fermer le livre sur le motif de l’oubli avec les oppositions naissance / adieu, source / absence, et s’il s’achève avec le miroir des corps, figure de la réconciliation, rien ne semble pourtant durer : « l’eau bue lèvre à lèvre, les yeux dans les yeux… Corps à corps, caresse mortelle de l’instant ».
C’est le motif de la perte, de l’oubli qui domine fortement dans les haïkus. L’ensemble porte le titre en italien « Vivere il finire » (= Vivre la fin), suivi de « haïku ? » ; le point d’interrogation indique peut-être une distance vis-à-vis de la tradition du genre quant au contenu, la forme — 3 vers de 5, 7 et 5 syllabes — n’étant pas suivie, mais elle l’est rarement en français. On retrouve les images de l’eau, de la montagne, la présence du regard de l’être aimé et, par ailleurs, un double effet de miroir : le premier vers d’un haïku devient le dernier du suivant, et ce vers lui-même, « Eau qui remue dans l’eau » , présente un reflet. L’image de l’arbre, dépouillé comme dans les dessins de Farhad Ostovani, est arbre d’hiver, mais il est aussi présenté couvert comme au printemps, il introduit cependant le thème de la perte : les mots enfuis « bruissent dans le feuillage » ou, variante, on entend leur « bruissement dans les frondaisons ». Le verbe "bruire", qui s’emploie pour un bruit léger, est à l’infinitif pour rappeler le thème de la fin, insistant, « bruire / à l’automne de la vie ».
L’image classique de l’eau pour le temps qui passe est plusieurs fois présente, comme dans ce haïku :
Oubli au fil de l’eau
douce qui emporte nos jours
sans fin et sans issue.
S’imposent en effet « le vide », « le décombre des ans », « l’hiver bientôt en nous ». Ce qui peut trouver grâce, ce sont « les lointains d’hier », les souvenirs de la mère, liée à la musique, du visage du père, des moments de l’enfance, tous souvenirs qui suscitent l’écriture, comme l’évocation de lieux de la Toscane (Castel del piano, l’Amiata). Pourtant ce ne peut être un refuge, ce qui a disparu n’est évoqué que par fragments : il y a dans la poésie de Daniel Blanchard à la fois la nostalgie d’un paradis perdu et la certitude que seules des bribes du passé peuvent réapparaître, la mémoire, même si elle porte un chant, étant « un éboulis sans fin » :
La crue emporte toute
mémoire et laisse ton épave
au présent dévasté.
Boucle bouclée, le titre est repris comme premier vers du haïku final qui dit la disparition, celle du narrateur et celle de l’arbre :
Vivere il finire :
J’étreins devant moi mon absence
comme l’arbre la nuit.
Les poèmes de Daniel Blanchard appartiennent à une nouvelle collection de l’Atelier contemporain, qui compte un autre titre, Dans les prairies d’asphodèles, de Bruno Krebs, avec une lecture d’Antoine Emaz et des dessins de Cristine Guinamand. Il s’agit de livres cartonnés accompagnés de dessins, d’une grande qualité éditoriale, tant pour la photographie des dessins que pour la mise en pages.
* Laurent Albarracin, Plein vent, 111 haïkus, éditions Pierre Mainard.