Camille Loivier, Cardamine par Tristan Hordé
Le livre comprend deux ensembles, le premier sans titre et le second titré Le jardin de ma mère ; c’est bien le jardin qui est au centre des poèmes ce qu’annoncent deux extraits en exergue, d’Antoine Emaz et de Shakespeare. Il s’agit d’abord d’un jardin à la fin de l’hiver, à un moment où il est encore souvent à l’abandon, abandon marqué par la couleur grise dominante (ciel, terre) et les arbres nus. C’est ce lieu apparemment sans attrait, sinon pour un jardinier, qu’explore une narratrice.
Les arbres se caractérisent par l’absence de feuillage : les feuilles au sol se décomposent et progressivement deviennent de la terre, comme si elles y entraient. C’est à une transformation analogue qu’aspire la narratrice — « tu aimerais rentrer dans la terre » —, saisie par l’odeur de la terre et, tout autant, attirée par « ce qu’il y a d’obscur » en elle, par son « opacité », par « la chaleur profonde du sol » et son silence. Ce retour à un état où l’on ne peut être regardé(e), cette confusion avec une terre vivante (« la terre n’est pas inerte »), serait symboliquement un moyen d’agir pour que « le corps se retrouve en lui-même / ne cherche plus à fuir ». On lit dans cette tentation de « disparaître » (le mot est répété et présent également dans la seconde partie du livre), de l’« évanouissement », un désir de retourner à une vie d’avant la naissance.
Le motif du retrait en soi, insistant, parcourt le livre. Faute de pouvoir pénétrer dans la terre — elle ne s’ouvre pas —, les mains en prennent « l’odeur d’humus » et les ongles la couleur noire. La tentative lierait autrement le sujet à une nature qui n’est pas regardée habituellement pour elle-même, mais où sont projetées des catégories, par exemple la « beauté, sans rapport avec elle. D’où la protestation des plantes : « cette beauté n’est pas la nôtre ». L’anthropomorphisme a pour fonction, chaque fois, de mettre en valeur le fait qu’il existe un décalage profond entre la vie du jardin, ce petit univers fermé, plus largement la nature, et le discours à leur propos. La relation possible avec les plantes passe par le regard et ce qui est découvert de vie en elles s’apparente à ce que l’on peut apprendre d’un livre et, d’une manière analogue, questionne notre relation à nos semblables. Ainsi, ne plus regarder une plante ne l’empêche pas de vivre et d’oublier qui la regardait ; que l’on se souvienne de ce fait, « pas besoin du regard / on peut passer inaperçue / et continuer à vivre ».
Les humains ignorent la manière que chaque plante a de vivre, pourtant souligne la narratrice elle bouge (le pachira), elle s’ouvre (le camélia), ses branches « flottent avec nonchalance » (le séquoia). Si l’ancolie rappelle, par ce qu’elle est, le « bonheur des rêves », son rapport avec un autre mot de la langue, mélancolie, évoque la « dépression » et elle se développe aisément sur une tombe « abandonnée ». La cardamine, elle, modeste herbacée courante dans les prés, comme d’autres fleurs meurt dès qu’elle est coupée. La narratrice souligne que l’’une et l’autre, comme les autres plantes du jardin, ne demandent rien. Le jardin lui-même n’est pas uniforme. Il y a bien un étrange « jardin des origines », « clos », où se côtoient des fleurs (giroflées), des fruits du printemps et de l’été (cerises, mirabelles) et le buis, symbole classique de l’immortalité. Mais existent également les ronces qui transforment le jardin en un lieu impénétrable, interdit, figurant peut-être un temps à jamais inaccessible : « je vois les ronces remonter le passé ». L’enfance perdue est cependant remémorée ; c’est ce temps où la narratrice (sous la forme du "on"), était dans les bras de la mère confiante, alors que le dehors n’était qu’agression. Temps révolu puisque « quelqu’un manque » et qu’il faut « recommencer à être seule / comme cela a toujours été ».
Que faire, sinon comme les sensitives se fermer sur soi, vivre la solitude — même si « on ne cherche pas la solitude » ; elle ne naît pas d’un abandon, plutôt d’un vide qu’accentue la présence des autres. Ces autres qui n’apparaissent dans les poèmes que sous la forme d’un "on". Comment fuir, sinon en rêvant de « se confondre avec une plante » ou, faute de pouvoir entrer dans la terre-mère, en descendant au fond d’un puits pour vivre dans l’obscurité, accomplir une rupture d’avec le monde. Ou peut-on trouver la paix en rêvant de vivre dans les arbres, en ne souhaitant que « l’humanité des feuilles » ? La voix de Camille Loivier, toujours sans recherche d’effets, répond sans ambiguïté, il est bien question de « disparaître mais de l’intérieur ».