Chez Véronèse d'Alain Lévêque par Tristan Hordé
Ce n’est pas un hasard si Véronèse donne son titre au recueil : Alain Lévêque, poète, a aussi beaucoup écrit à propos de l’œuvre de peintres, notamment Bonnard. Cinq poèmes sont consacrés à la Villa Barbaro, en Vénétie, qui fut ornée de fresques par l’artiste vénitien ; tous titrés "Villa Barbaro", avec un sous-titre, ils sont précédés d’un groupe de quatre poèmes et suivi par trois autres. En accord avec les peintures, les poèmes au centre de la plaquette évoquent le monde de la mythologie gréco-romaine : ici, ont été représentées avec dieux et déesses des allégories « de l’union heureuse avec la terre » et là la terre mère « donne et redonne à boire de son lait » ; apparaissent aussi l’Olympe ou Diane la chasseresse avec son lévrier, et le vocabulaire lui-même s’accorde avec la thématique de l’antiquité (« tribunal de l’Amour », « les pampres », « la démesure »). Des détails de certaines fresques sont également présents, comme l’épouse de Marcantonio Barbaro qui, accompagnée de la nourrice, « se penche / à son balcon pour nous dire merci / de revenir la voir et de l’aimer. » Ou la fillette qui passe la tête par une fausse porte : sa présence suscite elle aussi une amorce de récit avec une adresse à un spectateur imaginaire (ou un lecteur), qui est invité à regarder le personnage et à qui est proposé un épilogue :
Toi qui veux la comprendre
dans toute sa vérité, oublie le page
qu’elle cherche peut-être,
admire-la rien que pour son entrée.
Diverses figures des fresques sont donc retenues et Alain Lévêque propose de les faire revivre un court moment, images de l’innocence, de la simplicité ou de la tendresse ; toutes « respirent / sans respirer », « sont là pourtant n’étant plus ». Parallèlement, d’autres figures, ou les mêmes, sont du côté de la finitude, ce que doit voir aussi le spectateur :
(…) vois,
sous les putti, le temps craquelle les visages,
ruine les paysages, tous mortels.
Les poèmes extérieurs à "Villa Barbaro" ne semblent pas rompre avec cette thématique. Ainsi le chat appartient au monde chtonien, les hirondelles « bouclent / le temps qu’il reste à passer dans la lumière. » Cependant, la figure de l’enfant, « petit Zeus », est celle du renouveau, celui par qui la langue reste vivante et dont la parole « désarmerait souffrance et désir de mourir » ; c’est aussi l’image traditionnelle de la terre qui ouvre le recueil, terre du lyrisme à qui toujours on rend hommage, « maîtresse du fini », « parole ta boue, élan tes baisers ». Et le chat, même s’il est associé aux puissances souterraines, « libre » et silencieux « rappelle à l’acte de vivre ».
Les figures peintes sans doute ne sont que figures et pourtant ne peuvent être muettes pour qui les regarde : le tableau, comme le poème, est un lieu de mémoire, une « demeure » où la fillette chante et où l’enfant a « une voix chantonnante », où tout renvoie à une « vie musicienne », comme dans la réalité les cris des martinets. Le chant, la voix, donc la vie toujours, sont constamment présents dans Chez Véronèse, et le dernier poème ("Par le pouvoir de la musique") repousse toute crainte devant la finitude avec l’évocation de La flûte enchantée. La peinture, la poésie, la musique portent, comme Pamina, l’espérance :
Chante encore, Pamina, pour les voix
Prisonnière. Délivre, Pamina,
L’espoir musicien.