30 mars
2010
CHOC (Allègement II) par Stéphanie Eligert
Pour MP
Dans la recension qui est faite de Opération Lucot sur ce site, il y a une phrase d'HL disant que le plus important dans son travail d'écriture, c'est la vitesse. Et justement, si le choc pose une question aiguë à la théorie du texte, c'est bien celle de la vitesse (de ce point de vue - non sans une certaine gêne -, je laisse béant le temps qu'il m'a fallu pour faire cette note). Toujours est-il qu'on retrouve tel quel le chantier théorique ouvert par le haïku de Barthes : l'accident léger, etc.
Seulement, s'il y a de ravissants petits chocs :
« Le petit chat
Un moment plaque au sol
La feuille entraînée par le vent »1.
il y a aussi des traumas, comme le sent venir ce passage d'Allégement :
« Temps mort, clair feuillage, peur »2.
Sans hybridation, les outils de La préparation du roman, trop délicats, ne peuvent pas rendre compte de l'extrême intensité d'un choc3. C'est là qu'arrive le roman de Lucot. Et Freud. Celui-ci dit qu'en termes économiques, le choc se traduit par une hypersensibilité radicale et soudaine (« un afflux d'excitations ») et l'impossibilité de tolérer ce qui est senti (« un débordement des capacités d'adaptation du moi »). Autrement dit, alors qu'on est plus ou moins anesthésiés par l'habitude (cf. Proust), un événement bondit sur nous comme une attaque de netteté et notre intellection l'encaisse avec la puissance d'une décharge de chevrotine.
Pour décrire ça, la seule solution est d'avoir une forme flash qui analyse l'événement à toute vitesse, et s'y accroche, en vol, en même temps que son souvenir explose. Si terrifiant que ça paraisse, ce n'est qu'une question de technique, assez proche des jeux de contraintes de l'Oulipo : puisque l'écriture d'un choc ne peut pas être extensive (sans quoi on éternise la sensation qu'on ne supporte pas, et on n'est plus en état d'écrire), il faut trouver un contenant textuel de pas plus de 5 mots, phrasable aussi vite qu'éclate l'intensité. Et c'est grâce à la combinaison de sa langue et de ses « sens septuagénaires non médiocres », que, témoin de l'accident de voiture d'AM (son grand amour), Lucot a eu la puissance d'inventer trois formes de ce genre.
« L'église villageoise et insulaire sonne 6 heures du soir quand AM entre dans la boulangerie paninis de la rue Saint-Louis en l'île, où elle attend longuement. Elle mâche un sandwich en traversant la rue des Deux Ponts derrière moi, un peu après les marques blanches ... »4
Première décharge
« ... Quand j'entends un choc LOURD, ça ne peut être qu'elle, je la « vois » morte ».
Il y a deux impacts : celui d'AM percutée par la voiture et l'explosion « interne » qui se répercute chez le narrateur. Le premier a lieu dans la décharge ternaire de la syntaxe ; c'est le foudroiement syntagmatique, l'événement qui surgit et commande - dirait-on - une forme spontanée de prose, lâchée par à-coups si essoufflés qu'elle semble au ralenti (comme dans les films de Peckinpah où la projection en arrière des acteurs, sous l'effet des balles de 45 automatique, est décomposée en une suite de déformations douloureuses des gestes, des bras, du visage).
Le second impact ne dure qu'une fraction de secondes. Comprenant que l'accident se produit, le sujet sent une quantité excessive de « stimulations » pénétrer, « fracturer » les membranes de son « pare-excitation » (selon Freud, c'est une pellicule dont le psychisme s'enveloppe pour « échantillonner » ses relations au dehors). Sa sensibilité est déchirée « sur une large étendue »5et le décrire ne peut se faire qu'en appuyant très vite, typographiquement, sur les sources explosives : c'est la fonction des capitales (« LOURD »), des italiques (« elle ») et des guillemets.
Deuxième décharge
« Me retournant, je vois AM tomber ou tombée. »6
L'événement persiste à se produire. Et comme le sujet vient juste de perdre l'enveloppe susdite, sa seule protection est de ne pas voir tout ça éclater au présent de l'indicatif : il faut qu'il « échantillonne » sa perception de l'accident, qu'il la scinde de force, l'écarte et fige chaque morceau en deux photographies : dans l'une, il « voit AM tomber » (infinitif), dans l'autre, il la « voit tombée » (participe passé). En aucun cas, « elle tombe ».
Ainsi il se protège (l'accident étant dimensionné à ce qu'il peut supporter dans l'instant - au passage, le haïku est parfait7), mais c'est surtout AM à qui il a l'illusion de lancer - en même temps que son corps s'effondre sur le bitume - une sorte de gilet pare-balles grammatical. En ne percevant sa chute que sous les formes d'un infinitif ou d'un participe passé, il lui épargne la conjugaison : AM n'est pas le sujet du verbe, elle n'est pas engagée dans cette relation temporelle ; elle est juste un nom propre juxtaposé à un infinitif (une généralité, un « ça peut se faire un jour ») et un participe passé (un fait fini, « c'est fait »). Entre eux, aucun raccord présent - mais « tomber » et « tombée » sont comme les deux pages d'un effrayant flip book à l'arrêt.
Dernières décharges
« Je vois AM tombant ou tombée ».
Passé l'instant de l'accident, pris dans les nébuleuses sensations post-traumatiques (cette phrase arrive un peu plus tard dans le chapitre, et plusieurs autres fois dans le reste du roman), il faut maintenant se saisir du flip book et accélérer de telle façon l'infinitif et le participe passé qu'ils finissent par faire un gérondif, un « tombant ». « Je vois AM tombant ». En répétant cette première partie de la formule, j'apprends à tout voir de son corps qui tombe, et ne refoule aucun des détails durables - si déformants soient-ils (cf. Peckinpah) - qui composent ce mouvement de chute. La liaison sensible qui manquait, l'écoulement dans l'impact, est là.
Seulement, la conséquence de cette lucidité, c'est une nouvelle forme d'effroi qui saisit le narrateur n'importe quand puisque désormais, il sait de quelle manière une continuité (une habitude) explose. Si une telle chose a pu se faire, elle le peut tout le temps 8. A ce stade, le gérondif dit donc aussi que le « tombant » - si le sujet se le répète isolé du reste de la formule - lui devient une sorte de complément de manière envoûtant et cauchemardesque qui s'accroche « de côté » à tout ce qu'il fait (cf. cette place de l'inconscient dans les « souvenirs écran » de Freud, toujours vibrant sur le bord extérieur du souvenir, plus ou moins en amorce).
Et c'est à ce moment là que le « ou » de la formule de Lucot résonne d'une valeur alternative. Car si dans la seconde décharge, il a quelque chose du faux raccord, et, dans ce qui précède, une dimension plus liante (un raccord dans l'axe), maintenant, il pose clairement le choix entre deux images : ou je vois sans cesse, à n'en plus finir, « AM tombant », ou je la vois « tombée » ; ou je laisse « tomber » la personne « tombée » dans sa « tombe ». Et je laisse tomber le trauma une bonne fois pour toutes, par amour. Le sens de la décision ne fait pas de doute.
1 Haïku d'Issa Kobayashi (traduit par Munier) que Barthes met dans son corpus de La Préparation du roman.
2 Hubert Lucot,Allègement, POL, 2009, p.35.
3 Je me permets de renvoyer aux deux textes sur le Journal de deuil, publiés sur ce site, Journal de deuil (1) et De quel Barthes rêvons-nous, en effet(2).
4 Ibidem, p.49.
5 Voir Au-delà du principe de plaisir où Freud, pour faire comprendre l'économie du trauma, imagine une étrange bête ou chose, la « vésicule vivante » ; elle est douée d'une sorte de peau qui, sous le coup d'une impression trop forte, se déchire sur « une large étendue » (p.148 et sq, Folio). Toutes les expressions comme « stimulations », « échantillonnage », etc. sont issues de ce texte.
6Ibidem, p.49.
7 Il est à un doigt des 17 syllabes et rend compte de la concomitance entre une sensation et sa source sans un gramme de métaphore.
8 Dans un registre exactement opposé, ça rejoint l'énergique phrase de Sartre : « si 68 a pu se produire, ça peut se reproduire ». On pourrait d'ailleurs faire une version euphorique de ce texte, sur l'irruption insurrectionnelle ; il y aurait une « première charge », une « deuxième charge », etc.