Les stations de tramway de la ligne T3 (Porte de la Chapelle / Porte d'Ivry), Pierre Alferi, Olivier Cadiot, Cédric Scandella par Stéphanie Eligert
En arrivant Porte de Bagnolet, ce jeudi 3 janvier, tôt le matin, la première chose qui me frappa fut la métamorphose totale de la place. Avant la mise en service de la ligne de tramway, cette Porte était sans doute – avec celle d’Aubervilliers - l’une des plus brutales et irrémédiablement mélancoliques de tout l’Est parisien. Tout y était anéantissant. Cela venait surtout du Périphérique qu’on ne voyait pas et qui soufflait néanmoins sa puissance rectiligne et assourdissante, par delà le pont reliant Paris à Bagnolet, pour s’encastrer à la manière d’un énorme bloc d’air gris, compact et pollué au creux de toute parcelle de la place, voies respiratoires des piétons comprises.
Aujourd’hui, la présence du périphérique n’a pas disparu, mais elle a reculé d’au moins 50 mètres. La large bande de gazon, qui constitue la voie de circulation des tramways, par une vertu microclimatique qui lui est propre, semble désormais élever contre le dit bloc d’air gris une barrière de protection délicate – une délicatesse qui s’explique tout autant par la douceur technique de la circulation d’un tramway (qui, curieusement, tient moins du train, que d’un mélange voiture / avion) que par le gazon et ce fait que la terre en dessous, en retenant l’humidité, produit physiquement une masse d’air autonome.
De fait, lorsque je descendis le boulevard Davout, l’impression d’un lieu pourvu d’un climat particulier ne fit que s’accentuer. Alors même que j’avais déjà descendu mille fois ce trottoir, là, tout me parut différent ; mes pas, le poids de mon corps sur le bitume paraissait plus léger, faisant sien, par une sorte de contagion contigüe, le type de déambulation qu’on a sur l’herbe, laquelle était située sur ma gauche, à trois ou quatre mètres. De même, en traversant les voies pour rejoindre le quai d’en face, je sentis les délicates canalisations d’air « monter » et « descendre » l’axe central (par ce fait qu’un axe de transport, même lorsqu’il est vide, conserve « dans l’air » les traces des agitations techniques pour lesquelles il est conçu).
Je montai sur le quai, m’assis et observai la station face à moi. De loin, sa structure s’avérait tout à fait banale : des parois de verre sur lesquelles étaient apposées, avec un intervalle d’une cinquantaine de centimètres peut-être, une toiture noire, elle aussi normale. Rien n’offrait d’aspérités particulières (à la différence de tant de commandes publiques d’artistes, prenant manifestement le pouvoir sur le lieu où ils interviennent) et pourtant, très vite, je fus sensible à un phénomène étrange. Quelque chose s’agitait à la façon d’un bruissement ou d’une autre activité minuscule, tant face à moi que derrière moi. En fait, l’image la plus juste est que j’avais la sensation d’être au milieu d’une volière, ouverte dans sa partie centrale (les voies de gazon).
En concentrant davantage mon observation du quai d’en face, je commençai à distinguer, sur la dizaine de parois de verre composant l’abri, de nombreux mots en noir, et d’autres – plutôt des phrases courtes – imprimés dans des tonalités claires (diverses nuances de gris et de blanc). A cet instant, tout se précipita ; la confusion éprouvée dix secondes plus tôt laissa place à une sorte de flash d’une grande netteté : je compris qu’il s’agissait de pages de livres, paraissant tenir en l’air du fait de la transparence du support ; et ce qui rendait cette impression de livre manifeste, c’est que, bien que les textes fussent disposés de manière non linéaire sur toute « la page », ils se mouvaient de gauche à droite ; ils appelaient ce mouvement fondamental de la lecture occidentale.
Gagnée par ce désir de lecture, je me retournai vers les parois de verre situées dans mon dos, et tombai sur cela, qui était imprimé sur la partie inférieure d’un panneau :
« Fossoyé remblayé
cratères
talus et fossés
chemins de terre battus
dans la « mauvaise » herbe »
Seul « talus et fossés » était imprimé en noir ; le reste l’était dans une nuance, non pas de gris, mais de noir, un noir qu’on aurait dit mélangé à de la transparence – une sorte de noir très aéré.
Sur le coup, la chose qui me marqua fut la matière du signifiant ; « fossoyé remblayé », en particulier, me retenait par ses deux « y » et ses « é » entre lesquels mon attention valsait. Puis très vite, le jeu de la lecture poétique s’éclipsa pour laisser place à quelque chose de probablement plus profond au sens où cette matière lexicale en s’imprimant directement sur le bitume que je voyais derrière elle (les stations étant construites sur des pilotis, on lit les textes de la partie inférieure « en plongée », sur fond de route) commença à lever du sol, comme une vapeur, une histoire transparente de Paris. Tout d’abord, les « talus et fossés », les « cratères » me rappelèrent ce lieu tel qu’il était six mois auparavant, lorsque la place était en travaux. Et progressivement, ce sont toutes les photographies que j’avais pu voir des bords externes de la capitale (après 1871) qui affluèrent avec une netteté successive, ralentie. Phénoménalement, il était très bizarre de repenser à ces « cratères » en fixant une route dont le bitume était si lisse qu’il paraissait refuser, sinon refouler, le souvenir de l’antériorité brutale et politique de sa naissance.
Conservant en moi l’épaisseur de cet oubli, ou de cette réminiscence, je levai la tête vers la partie supérieure d’un panneau de verre situé sur ma droite et tombai sur ceci :
« Moi aussi j’ai envie d’écrire
quelque chose
ICI
Affichons nos doléances ».
D’où j’étais, cet « ICI » se surimprimait à la fenêtre d’un immeuble gris-marron comme il y a en a des centaines entre la Porte de Bagnolet et la Porte des Lilas. Plus précisément, la pointe du second « I » de cet « ICI » s’ajustait pile à un petit linge mis à sécher – malgré la bruine qu’il y avait ce matin là– et dont l’apparence soignée et pauvre confiait qu’y habitaient des ouvriers, ou peut-être des retraités dont la faiblesse des ressources était manifeste. A l’époque du PC2 – bus d’une intolérable tristesse qui circulait avant le tramway -, ce type de détail m’aurait sans doute causé une mélancolie aussi rapide que désespérée (en infligeant l’évidence que « non, on n’y pourra jamais rien, les pauvres resteront toujours pauvres », etc.). Or là, collée à cette possibilité de « doléances » - à une promesse de contestation organisée -, la mélancolique fenêtre se muait en moteur d’énergie, d’espoir –
D’autant plus que quelques secondes plus tard, tandis que je fantasmais quels effets ces phrases pourraient produire sur les riverains les lisant chaque matin, avant de rejoindre d’absurdes entreprises de l’Ouest, un lettrage que je fixai sans y penser - à la faveur d’une voiture rouge passant derrière le verre - s’anima et fit apparaître, le temps d’un flash, ce mot là, en énorme :
« BARRICADES »
La voiture partie, il ne restait plus qu’un lettrage flouté, ou plus exactement d’un verre durci, plus épaissi que le reste avec, accroché en dessous du second « A », en noir, cette date :
« 1848 »
Cela faisant directement suite – du fait du montage aléatoire opéré par mon attention - aux « doléances » et « cratères et talus », tandis que j’étais debout face au panneau de verre, tout mon entour se mit à vaciller. Et sur ce boulevard dont, en arrivant, m’avait frappé la douceur imprévisible de la circulation, se surimprimait maintenant l’image effervescente d’une situation insurrectionnelle : je sentais la présence de pleins de « talus » construits à la va-vite, une solidarité immanente et polyphonique à laquelle participaient les retraités de la petite fenêtre, une concertation joyeuse et organisée tant dans la rédaction des « doléances » que leurs diffusions, et en face, au milieu des forces de l’ordre, beaucoup de « cratères », etc. Ces séquences possibles flottaient entre le verre et les murs de la ville ; littéralement, elles existaient à la façon d’une fine projection textuelle dans l’air du boulevard.
Je fixai toujours les « BARRICADES » pour en retenir l’effet, mais alors qu’une nouvelle voiture passa – noire - et fit rejaillir le mot et ses connotations performatives, mon attention fut happée par la date, « 1848 ». Et tout se reconfigura à nouveau, : des « BARRICADES » prochaines, je glissai brusquement aux « BARRICADES » passées, et entre les deux, la continuité devint si sensible que j’eus l’impression de tenir au bout de mes yeux un vaste volume dont la profondeur de champ historique fit surgir - par un flash conceptuel cette fois - les Passages de Benjamin.
Je m’assis pour mieux observer les modulations de ces effets de lecture, le regard perdu sur le quai d’en face. Et progressivement, je m’aperçus que le verre des panneaux était d’une nuance quasiment identique à celle de l’air. Il y avait de la bruine et un faible brouillard au sol ; la conséquence était que l’humidité, très forte, propageait de la brillance un peu partout ; les contrastes entre les noirs et les blancs étaient plus fins ; les dégradés plus marqués, presque ourlés. Et dans ce contexte climatique, le verre des panneaux semblait accroître d’un degré seulement la brillance presque liquide de l’atmosphère.
Reste que ces panneaux avaient un supplément de solidité sur lequel je partis en dérive. Parmi les rêveries analogiques qu’ils produisaient en série, la plus intéressante était de les voir comme de grandes plaques de microscopes, capables de figer et de rendre visibles les plus fines particules d’un élément quelconque – ici, le climat de l’est parisien dans lequel, quelquefois, il arrive de sentir, comme jadis Benjamin, des traces actives d’anciennes barricades. Cela étant, la réalité politique étant ce qu’elle est – avec cette évaporation de la contestation que l’on constate depuis 2010 - il faut reconnaître que ces « passages » sont de plus en plus rares, et c’est précisément ce que vint, par hasard, signaler une autre partie de la station.
Sans m’en rendre compte, cela faisait deux minutes que ces pensées, je les déroulais, toujours assise, mais la tête levée en direction des Lilas, sur ma droite. Mon champ de vision épousant l’axe de circulation des voies, la profondeur de champ était dégagée et la partie supérieure des panneaux cadrait le ciel. A travers le verre, je regardais vaguement un stratus en train de se déchirer à sa base pour former, probablement dans l’heure, un cumulus pluvieux, quand, dans ce déchirement, je me rendis compte que des mots étaient imprimés, en blanc – et ce blanc étant de la même nuance que le stratus, je les discernai à peine. Je plissai les yeux et vis d’abord le mot « MANEGE », reproduit en rond, en calligramme, et en dessous, un autre mot, imprimé à l’envers. Je le fixai quelques secondes sans pouvoir le déchiffrer, mais le stratus bougea à nouveau, et l’angle de certaines lettres devint ombré - je pus alors lentement décrypter, en le renversant, le mot « BARRICADES ».
A cet instant, hantée par cette dialectique à la fois obtuse et transparente, je me levai et partis travailler.
*
A noter qu’il eût suffi que j’arrive Porte de Bagnolet par la rue d’Avron, ou fasse le trajet inverse de celui décrit ci-dessus, pour qu’un tout autre montage textuel se mît en place. C’est ce dont on se rend compte lorsqu’on circule sur les quais de la station Hôtel de ville, de la ligne 1 du métro, où est actuellement organisée par la Mairie de Paris une exposition sur le tramway. La plupart des planches écrites par Olivier Cadiot et Pierre Alferi, et admirablement mises en page par Cédric Scandella (déjà graphiste des deux numéros de la RLG) y sont reproduites en totalité.