09 juin
2010
La règle du Je de Chloé Delaume par Stéphanie Eligert
Le plus beau de ce livre, c'est qu'il renoue avec une veine mineure de l'histoire de l'essai (cf. Bataille) : comment faire de l'écriture de la pensée autre chose qu'une démonstration de force ? Comment faire de cette écriture un moment de faiblesse, une période d'hésitation et de malaise assumé avec la théorie dont on doit produire le mode d'emploi ? Ce livre est effectivement né d'une commande (une théorie de l'autofiction), qui semble avoir embarrassé Chloé Delaume - embarras quelquefois douloureux dont elle ne se cache pas et qu'elle restitue cash, avec une énergie totale, touchante pour cela. Du coup, son essai (comme tout vrai essai) devient une sorte de roman implicite dont la trame est : le personnage de Chloé Delaume doit rendre théoriquement compte de l'autofiction.
C'est peut-être ce qui explique qu'il y ait quasiment deux langues différentes dans le livre. D'un côté, il y a la langue de l'essai (du « je » qui pense) où les phrases sont plutôt brèves, voire nominales et par moments proches du listage. Mais l'impression est que ces phrases sont moins courtes qu'écourtées, comme si elles craignaient, pas tant par le champ théorique lui-même (dont le moins qu'on puisse dire est qu'il n'est plus très impressionnant aujourd'hui) une espèce de pression générale permanente dont elle est l'objet. Quelque part, ce livre, c'est aussi l'histoire d'un écrivain à qui on ne cesse de faire le procès de son matériau (l'autofiction), qui en souffre et se défend (cf. les chapitres 6 à 11), puis s'en libère (les chapitres suivants).
D'un autre côté, donc, il y a la langue romanesque et celle-ci est plus voluptueuse (parce que sans crainte) ; à beaucoup d'endroits, l'auteure du magnifique et ultra-sensible Cri du sablier lâche de parfaits percepts (qui suscitent toujours des secousses d'intensité à la lecture), comme ici :
« Neige ; bruxisme ; neige. Peut-être que ça arrive un mot tellement caoutchouteux qu'il rebondit quand on le prononce. Peut-être que ça arrive, projection dans la pièce, ânonnements, cris, fissures. Bosse. En plein milieu du front. » (p.49)
Ou celui-ci, un petit impact sensible :
« Leur haleine corrosive, une fissure au tympan ». (p.43)
Ou :
« Dans mon laboratoire, le givre recouvre tout. L'effroi souffle en mon antre, période de glaciation. J'observe mes alambics et mes tubes à essai. Paillettes d'iceberg et d'impuissance, dans mes précipités, il se forme des grumeaux. C'est à présent l'automne, la lumière baisse un peu. Des ombres autour du feu, en sourdine mordorée monotonie des cordes ; des souvenirs frais décantent juste avant l'écumoire. Au dessus des abats tièdes, un jus salé s'égoutte, infusent les limaces bleues dans une soupe d'hippocampe ». (p.37)
Après, cette langue n'est pas que perceptive et suivant l'impulsion de ses goûts fictionnels (comme dans l'extrait juste ci-dessus), elle s'encombre d'un inutile matériau enfantin (le Peau d'âne de Demy) ou adolescent (Buffy contre les vampires, grimoires, sorcières et autres choses de ce genre). Et le problème, ici, me semble-t-il, ce n'est pas l'autofiction, mais le fait que la part de fiction y soit un synonyme presque exclusif de petits bibelots thématiques, fantaisistes, le tout formant un monde trop séparé (du vécu - cf. Debord et sa définition du spectacle).
Ceci amène à poser deux questions, toutes deux de nature politique (puisque ce livre a une visée « révolutionnaire », comme il est dit dans la quatrième) ; la première est plutôt économique, la seconde plutôt textuelle :
1. Voici les premières phrases du chapitre appelé « politique de l'autofiction » :
« Je répète : fictions collectives. Familiales, culturelles, religieuses, institutionnelles, sociales, économiques, politiques, médiatiques : je me refuse aux fables qui saturent le réel [... ]. L'autofiction, une piste. Une forme littéraire parfaitement subjective, où le je se libère des fictions imposées, s'écrivant dans sa langue et chantant par sa plaie ». (p.77)
Certes. Mais sommes-nous sûrs que la réponse à cette « saturation de fables », ce soit d'opposer d'autres fictions (au sens de Christian Salmon, que CD cite au milieu de cet extrait) ? Si cette méthode libère un « je », les libère-t-elle tous ? Puis sommes-nous certains qu'en ajoutant ces fictions à celles qui nous tombent déjà dessus, on ne fasse pas qu'augmenter un peu plus l'offre sur le marché du marketing de soi ?
2. Que les « je » soient colonisés par toute une série de fictions : nul doute. Mais existe-t-il d'autres moyens de les en libérer que de leur rendre sensible cette occupation ? C'est la face charnelle de la conscience de classe. Chloé Delaume dit qu'elle ne veut pas « décrire, mais modifier » par l'invention fictionnelle. On pourrait ouvrir un dossier gigantesque à l'encontre de cette distinction, et citer une nouvelle fois La Société du spectacle, non dans son côté hegelien (strictement philosophique), mais dans l'autre (plus proche du film) où Debord décrit la façon sensible, brute dont le réel est incessamment en train de se retirer en représentation, autour de nos corps. Cette description est révolutionnaire (la lire nous désaliène).
Et pour ce qui est plus précisément du « je », citons Proust. A un endroit de sa correspondance avec Gide, celui-ci lui disait que le narrateur de La Recherche n'avait rien d'exceptionnel et que sa seule différence avec les autres personnes, c'est que, lui, il nommait tout ce qu'il sentait. C'est cette radicalité descriptive qui est (potentiellement) révolutionnaire, et si elle l'est, ce n'est pas parce qu'un narrateur décrit ce qui se passe dans les limites internes de son soi (fantasmatiques, sentimentales), mais parce que la part décrite est celle dont tout un chacun fait l'expérience. D'où ce désir formel (dans une autofiction, une fiction, un essai, peu importe) : qu'un « je » décrive la dimension commune à tous nos « je ». Que ce soit un « je » amoureux du collectif et, en un certains sens (non parlementaire, expérimental) un « je » communiste...
C'est peut-être ce qui explique qu'il y ait quasiment deux langues différentes dans le livre. D'un côté, il y a la langue de l'essai (du « je » qui pense) où les phrases sont plutôt brèves, voire nominales et par moments proches du listage. Mais l'impression est que ces phrases sont moins courtes qu'écourtées, comme si elles craignaient, pas tant par le champ théorique lui-même (dont le moins qu'on puisse dire est qu'il n'est plus très impressionnant aujourd'hui) une espèce de pression générale permanente dont elle est l'objet. Quelque part, ce livre, c'est aussi l'histoire d'un écrivain à qui on ne cesse de faire le procès de son matériau (l'autofiction), qui en souffre et se défend (cf. les chapitres 6 à 11), puis s'en libère (les chapitres suivants).
D'un autre côté, donc, il y a la langue romanesque et celle-ci est plus voluptueuse (parce que sans crainte) ; à beaucoup d'endroits, l'auteure du magnifique et ultra-sensible Cri du sablier lâche de parfaits percepts (qui suscitent toujours des secousses d'intensité à la lecture), comme ici :
« Neige ; bruxisme ; neige. Peut-être que ça arrive un mot tellement caoutchouteux qu'il rebondit quand on le prononce. Peut-être que ça arrive, projection dans la pièce, ânonnements, cris, fissures. Bosse. En plein milieu du front. » (p.49)
Ou celui-ci, un petit impact sensible :
« Leur haleine corrosive, une fissure au tympan ». (p.43)
Ou :
« Dans mon laboratoire, le givre recouvre tout. L'effroi souffle en mon antre, période de glaciation. J'observe mes alambics et mes tubes à essai. Paillettes d'iceberg et d'impuissance, dans mes précipités, il se forme des grumeaux. C'est à présent l'automne, la lumière baisse un peu. Des ombres autour du feu, en sourdine mordorée monotonie des cordes ; des souvenirs frais décantent juste avant l'écumoire. Au dessus des abats tièdes, un jus salé s'égoutte, infusent les limaces bleues dans une soupe d'hippocampe ». (p.37)
Après, cette langue n'est pas que perceptive et suivant l'impulsion de ses goûts fictionnels (comme dans l'extrait juste ci-dessus), elle s'encombre d'un inutile matériau enfantin (le Peau d'âne de Demy) ou adolescent (Buffy contre les vampires, grimoires, sorcières et autres choses de ce genre). Et le problème, ici, me semble-t-il, ce n'est pas l'autofiction, mais le fait que la part de fiction y soit un synonyme presque exclusif de petits bibelots thématiques, fantaisistes, le tout formant un monde trop séparé (du vécu - cf. Debord et sa définition du spectacle).
Ceci amène à poser deux questions, toutes deux de nature politique (puisque ce livre a une visée « révolutionnaire », comme il est dit dans la quatrième) ; la première est plutôt économique, la seconde plutôt textuelle :
1. Voici les premières phrases du chapitre appelé « politique de l'autofiction » :
« Je répète : fictions collectives. Familiales, culturelles, religieuses, institutionnelles, sociales, économiques, politiques, médiatiques : je me refuse aux fables qui saturent le réel [... ]. L'autofiction, une piste. Une forme littéraire parfaitement subjective, où le je se libère des fictions imposées, s'écrivant dans sa langue et chantant par sa plaie ». (p.77)
Certes. Mais sommes-nous sûrs que la réponse à cette « saturation de fables », ce soit d'opposer d'autres fictions (au sens de Christian Salmon, que CD cite au milieu de cet extrait) ? Si cette méthode libère un « je », les libère-t-elle tous ? Puis sommes-nous certains qu'en ajoutant ces fictions à celles qui nous tombent déjà dessus, on ne fasse pas qu'augmenter un peu plus l'offre sur le marché du marketing de soi ?
2. Que les « je » soient colonisés par toute une série de fictions : nul doute. Mais existe-t-il d'autres moyens de les en libérer que de leur rendre sensible cette occupation ? C'est la face charnelle de la conscience de classe. Chloé Delaume dit qu'elle ne veut pas « décrire, mais modifier » par l'invention fictionnelle. On pourrait ouvrir un dossier gigantesque à l'encontre de cette distinction, et citer une nouvelle fois La Société du spectacle, non dans son côté hegelien (strictement philosophique), mais dans l'autre (plus proche du film) où Debord décrit la façon sensible, brute dont le réel est incessamment en train de se retirer en représentation, autour de nos corps. Cette description est révolutionnaire (la lire nous désaliène).
Et pour ce qui est plus précisément du « je », citons Proust. A un endroit de sa correspondance avec Gide, celui-ci lui disait que le narrateur de La Recherche n'avait rien d'exceptionnel et que sa seule différence avec les autres personnes, c'est que, lui, il nommait tout ce qu'il sentait. C'est cette radicalité descriptive qui est (potentiellement) révolutionnaire, et si elle l'est, ce n'est pas parce qu'un narrateur décrit ce qui se passe dans les limites internes de son soi (fantasmatiques, sentimentales), mais parce que la part décrite est celle dont tout un chacun fait l'expérience. D'où ce désir formel (dans une autofiction, une fiction, un essai, peu importe) : qu'un « je » décrive la dimension commune à tous nos « je ». Que ce soit un « je » amoureux du collectif et, en un certains sens (non parlementaire, expérimental) un « je » communiste...