Photosensibilité de la lecture par Stéphanie Eligert
Quand on a fini une note de lecture, il y a souvent une série de phénomènes qu’on a tue, et cela pour diverses raisons dont les plus importantes semblent celles-ci : d’une part, le processus d’écriture lui-même, en avançant, paraît se fixer sur certains points en pratiquant une sélection dans le torrent de sensations initialement ressenties au contact du texte ; d’autre part, s’impose toujours, je trouve, cette idéologie de la critique littéraire - diffuse, et néanmoins active, vaguement oppressante - par laquelle on se force, dans un souci de supposée intelligibilité, à centrer la note de lecture sur ce que « l’auteur a voulu dire ». Au final, la puissance des premières impressions n’a sans doute pas disparu, mais elle a été transformée, structurée (et peut-être aussi rangée) par ce que Proust appelait le tamis de l’intelligence.
Or Proust, justement, débutait son livre sur la critique littéraire – le Contre Sainte-Beuve – par cette phrase d’écho présocratique : « Chaque jour qui passe j’accorde moins de prix à l’intelligence ». Bien sûr, ça ne signifie pas qu’il ne faille pas penser un texte – interprétation totalement exclue avec un analyste tel que Proust ; cela n’induit pas plus de retomber dans cette vieille, lassante et stérile dichotomie entre le corps et la tête (opposition dont on sait qu’elle ne rime à rien, et qu’en plus, elle est passible de générer les pires matrices – cf. Barthes, les Mythologies et le fascisme du « poisson pourrit par la tête »). Au contraire, cette phrase dit que quelque chose de la critique littéraire (et de la pensée) doit être déplacé, ramené en arrière avant les opérations de lissage de « l’intelligence », ce que MP appelle « l’instinct » - et dans le champ de la critique littéraire, l’instinct, c’est ce moment de la lecture cursive où, sous nos yeux, un texte se met soudain en relief avec une complexité saisissante dont, sur le coup, rien ne vient régulariser l’explosivité plurielle.
Pour ma part (mais une part dont je suis certaine qu’elle est commune à tous les lecteurs), ce relief, je l’expérimente, de manière différente, avec tous les beaux textes que je découvre ; quelquefois, c’est suffisamment puissant pour que nécessité se fasse de le fixer en un texte dur, solide, qui objective ses différentes intensités. Aujourd’hui, c’est le cas avec la découverte – une découverte tardive, désynchronisée par rapport à la « cadence de production » du marché du livre et son « éternel présent » (sans mémoire, qui pilonne symboliquement tous les stocks datés de plus de 6 mois, etc.) – du roman d’Emmanuel Rabu, Futur Fleuve, paru en 2011.
Pour être précise, j’ai lu ce livre en deux périodes ; je l’ai commencé en juillet, puis, pour plusieurs raisons (notamment la suspension charnelle des congés payés, pour la salariée que je suis), je l’ai repris et fini il y a une quinzaine de jours. En fait, le moment qui me semble devoir être décrit - tel quel, et radicalement -, c’est celui où, distraite, plongée dans des arrière-pensées relativement floues, j’ai regardé sans y penser la couverture de Futur fleuve alors posée sur mon bureau, puis, tout aussi distraitement, j’ai pris le volume dans mes mains pour le feuilleter. Or à cet instant précis, le passage sur lequel je suis tombée a dégagé une espèce de netteté phosphorescente, faisant de mon regard un brusque réceptacle photosensible :
« Autoroutes immobiles
L’aménagement les territoires était l’élément le plus inconstant de ce qu’ils tentaient de déterminer ; l’implantation des tribus, la contamination des parcelles ne pouvaient être prises en compte qu’au fur et à mesure. Les strates, les zones fonctionnaient comme des résidus mentaux de cadres sociétaux, prenant place dans une délimitation composée de sous-ensembles permutables. L’argent, la parcelle, des délimitations : des cadres concrets dans lesquels s’insèrent des éléments d’emplissage, de vie ». page 22
Les choses se sont passées très vite – dans mon souvenir, ça a juste duré le temps d’un flash. Néanmoins, il me semble qu’en « sondant » cet instant (Proust, toujours), en l’étirant autant que possible, on peut essayer de dégager les éléments qui formèrent sa structure ; structure qui fut aussi fine qu’un mobile transparent se tenant – fragile, friable – au point d’intersection physique situé entre le livre et ma tête.
- l’impression immédiate reçue de ce paragraphe était articulée, charpentée (comme une maison) par les sonorités et les graphèmes propres aux discours urbanistiques : « autoroutes, aménagements du territoire, implantation, parcelles, strates, zones, éléments d’emplissage » ; cela fixait ma sensation, la cadrait comme au cinéma ;
- mais une fois ce cadrage urbanistique calé, une ou deux secondes plus tard - pas plus -, je le voyais être mouvementé, liquéfié par des termes qui en contestaient la solidité bétonnée (« inconstant, tribus, contamination ») - ou, à l’inverse, figeait, sabotait sa politique de gestion des flux humains (« autoroutes immobiles ») ;
- cela a alors fait rapidement surgir un intertexte, précipité par « l’accent » (toujours Proust), la tonalité calme, la mesure de la cadence simple des phrases -, celui des « Ponts » de Rimbaud, l’un des textes les plus extraordinaires des Illuminations (justement) :
« Des ciels gris de cristal. Un bizarre dessin de ponts, ceux-ci droits, ceux-là bombés, d'autres descendant ou obliquant en angles sur les premiers, et ces figures se renouvelant dans les autres circuits éclairés du canal, mais tous tellement longs et légers que les rives, chargées de dômes, s'abaissent et s'amoindrissent. Quelques-uns de ces ponts sont encore chargés de masures. D'autres soutiennent des mâts, des signaux, de frêles parapets. Des accords mineurs se croisent et filent, des cordes montent des berges ».
Cette objectivité tonale entremêlée à une opération de totale déconstruction urbaine (d’un écho probablement post-communard, puisqu’on se souvient que Rimbaud a écrit cela à Londres, après les insurrections parisiennes de mars / mai 1871) – donc, tout cela s’est progressivement, quoique très vite, greffé à la structure générale de ce flash textuel, mais en arrière du mobile-flash, en position de transparence (ainsi qu’on nomme, au cinéma, une image d’extérieur projetée sur le mur d’un studio) ;
- arrivée au bas du paragraphe, j’ai aussi constaté la présence d’un hors-texte, qui était une surimpression composite, kaléidoscopique de tous mes souvenirs de dérives en banlieue parisienne, en particulier dans ses « zones » et ses « strates » les plus pauvres, les plus délaissées de la politique de « l’aménagement du territoire » : Le Blanc Mesnil, Saint-Denis, Sevran, Goussainville, Guyancourt, Trappes – là où « L’argent, la parcelle, des délimitations : des cadres concrets dans lesquels s’insèrent des éléments d’emplissage, de vie. », « vie » qui pourtant, à tout moment, peut elle aussi décider d’immobiliser les autoroutes (celles qui les traversent avec une violence sans égale – je pense à Goussainville), en choisissant « l’inconstance » contre l’implantation forcée dans des « sous-ensembles permutables ».
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A partir de ces quatre flashs, il est peut-être possible de schématiser, non seulement la structure sensible, volumineuse de cet extrait de Futur fleuve, mais aussi celle de nombreux morceaux de textes poétiques, qui paraissent souvent constitués de la sorte :
- un cadre (élément fixe, central, qui peut être phonétique, conceptuel, etc.) ;
- un non cadre (élément mobile, saboteur tout aussi central, mais légèrement différé et fait des mêmes matériaux – phonétiques, conceptuels, etc.) ;
- une transparence (en arrière – position de l’intertexte) ;
- une surimpression (en avant – position du hors texte, de la greffe avec la vie des lecteurs).
Pour finir, un peu arbitrairement (car il y aurait encore beaucoup de choses à approfondir), soulignons juste que choisir de décrire – et penser, théoriser - les seuls instants photosensibles reçus de tel ou tel livre, c’est peut-être la seule façon de faire coïncider l’acte d’écriture critique avec ce qui forme sa source objective et sensuelle : l’immanence de la lecture.