21 juil.
2010
Nos dispositifs poétiques de Christophe Hanna par Stéphanie Eligert
Il faut d'abord saluer l'excellent travail des Editions Questions Théoriques qui, lors de chaque livraison, nous offre la preuve joyeuse que la théorie du texte n'est pas morte et qu'un travail est toujours en cours. D'autant plus que le texte de Christophe Hanna est vraiment passionnant, et sans aucun doute son meilleur livre de théorie. Il provoque une excitation intellectuelle permanente au point qu'on le lit la « tête en l'air »1 ; toutes les deux lignes, on souligne des idées, on annote et on se surprend en train de totalement reconsidérer les deux dernières décennies poétiques françaises : par exemple, ce qui, pour moi (Cf. Nietzsche) n'était qu'une constellation confuse, ordonnée seulement par sympathie formelle (disons, tout le réseau d'écriture qui a tourné et tourne encore - en partie - autour des Editions Al Dante), devient théoriquement limpide, comme un cristal conceptuel. C'est en cela que ce livre est décisif : entre le début et la fin de la lecture, quelque chose comme une clarification historique se produit.
Mais si on interrompt en permanence la lecture, c'est aussi par pulsions d'ajustement, par envie de rectifier certaines assertions ou de rentrer en « joute » avec elles (Cf. toujours, Nietzsche : « la joute chez Homère »). Ce qui suit est donc de « bonne guerre ». Et s'il y a plusieurs aspects dont j'aimerais débattre plus amplement un jour (la réception des sujets réduite à la cognition, ou à l'esprit ; la domination implicite du modèle B2 sur le modèle B1 ; le côté maître d'école et l'intimidation qui en découlent, etc.), le plus important me paraît celui-ci :
Où est le marché ?
Reprenons l'argumentaire initial de Hanna. Toute sa force tient au fait que, in medias res, il pose en bloc l'immense problème de la réception sociale de la poésie aujourd'hui, et cela d'une manière non plaintive (comme c'est trop souvent le cas). Au contraire, avec sa glaciale acuité, Hanna dissèque les raisons pour lesquelles les journalistes littéraires, par exemple, ont tant profité de la notion d'OVNI2. En gros, il explique qu'elle permettait aux acteurs culturels de cataloguer une production sans avoir à décrire sa subversion formelle. De là, Hanna sépare avec finesse les textes consensuellement « identifiables » de ceux seulement « observables », pour lesquels les concepts manquent. Tout son travail est de combler ce trou théorique contre l'institution culturelle, mais - et c'est là l'étrangeté - non pas contre le marché (du livre, du texte, du lectorat, etc.). En dépit de sa brutalité active, celui-ci n'est presque jamais mentionné.
Du coup, ce marché en vient à surgir par lapsus (retour du refoulé) comme dans l'expression affreuse de « dispositif cognitif cible » (Nos Dispositifs poétiques, p.16), « cible » venant du marketing et des concepteurs des directions Produits, chargés de cerner les « zones d'accroissement potentiel du chiffres d'affaires », en « ciblant », donc, certaines parts de marché.
Dans le fond, n'est-ce pas un genre de « lecture esthétique pure », au moins partiel, que fait Hanna ? Certes, selon le schéma de Bourdieu, les conditions sociales sont bien perçues et analysées comme telles, mais pas ce qui les fait être ce qu'elles sont : leur position sur l'échiquier économique. C'est dommage. Notamment parce que ça crée une image anachronique de l'environnement où se « contextualisent » les textes commentés : tout se passe comme si ces textes ne dataient pas de 2000 / 2010 (Joseph, Fiat, Chaton, Quintyn, etc.), mais du début des années 90 ; elles semblent baigner dans les mythes de cette époque, ceux de la « Culture » et du « Service public » que valorisait encore tant bien que mal le Parti Socialiste.
En outre, Les Règles de l'art - où Hanna paraît avoir puisé pour construire un certain nombre de ses concepts - date de 1992, soit de la fin de l'ère mitterrandienne. Depuis, de l'eau a coulé sous les arches et nous sommes passés d'un libéralisme œuvrant en secret (dans le dos bienveillant de Mitterrand - cf. ses décisions d'édifier Bercy et la Défense) à un capitalisme violent. Aujourd'hui, l'institution culturelle n'a plus cette valeur an-économique ; ce n'est même plus une institution, c'est un simple secteur du marketing où toute production publique (qu'il s'agisse d'un poème ou d'un shampoing) se doit de « positionner son image ». Et si une performance de Fred Danos a été stoppée par ceux que CH appelle les « médiateurs institutionnels » (ici, le Centre Pompidou), ce n'est pas parce que Danos créait de la confusion dans les catégories poétiques identifiées par ces « médiateurs », mais parce qu'il a brouillé son « positionnement sur le marché du texte », et plus spécialement sur le « segment » poétique.
A priori, le problème est donc superficiel : il s'agirait juste de bouger un peu un champ lexical, et par exemple de parler de « communicants culturels » plutôt que de « médiateurs institutionnels ». Question de nuance, certes, mais qui peut avoir des conséquences bien malheureuses.
« A mon avis, une des caractéristiques importantes de la poésie actuelle est sa capacité « d'action directe », c'est-à-dire de réajustement permanent de ses formes et de ses fonctions à l'environnement social présent et aux problèmes émergents que les poètes souhaitent prendre en charge - cela aux dépens de ses définitions historiques et institutionnelles » (Ibidem, page 45).
Le risque est tout simplement de priver ces poètes de leur « capacité d'action directe » puisque cette théorie de leur pratique soustrait de leur « cognition » ce qui forme pourtant l'alpha et l'oméga de leur « environnement social présent » : le marché libéral. Autant dire que c'est ni plus moins la visée révolutionnaire de Pouget (dont Hanna revendique la filiation dans son concept d'action directe) qui passerait à la trappe. Car si nous ne tenons pas compte de ce marché, comment arriverons-nous à nous « attaquer directement au mode de production capitaliste pour le transformer »3?
1 De mémoire, la catégorie des livres qu'on lit « la tête en l'air » vient de Barthes et d'un article probablement périphérique au Plaisir du texte, soit entre 1971 et 1974.
2 Objets Verbaux Non Identifés, expression que Alferi et Cadiot, dans la RLG, avaient d'ailleurs lancée en toute indifférence, sans s'imaginer qu'elle aurait une telle fortune. Il faudrait compléter les analyses très justes de Hanna par quelque chose comme une « rentabilité lexicale ».
3 Emile Pouget, phrase citée par Christophe Hanna dans Nos dispositifs poétiques, page 18.
Mais si on interrompt en permanence la lecture, c'est aussi par pulsions d'ajustement, par envie de rectifier certaines assertions ou de rentrer en « joute » avec elles (Cf. toujours, Nietzsche : « la joute chez Homère »). Ce qui suit est donc de « bonne guerre ». Et s'il y a plusieurs aspects dont j'aimerais débattre plus amplement un jour (la réception des sujets réduite à la cognition, ou à l'esprit ; la domination implicite du modèle B2 sur le modèle B1 ; le côté maître d'école et l'intimidation qui en découlent, etc.), le plus important me paraît celui-ci :
Où est le marché ?
Reprenons l'argumentaire initial de Hanna. Toute sa force tient au fait que, in medias res, il pose en bloc l'immense problème de la réception sociale de la poésie aujourd'hui, et cela d'une manière non plaintive (comme c'est trop souvent le cas). Au contraire, avec sa glaciale acuité, Hanna dissèque les raisons pour lesquelles les journalistes littéraires, par exemple, ont tant profité de la notion d'OVNI2. En gros, il explique qu'elle permettait aux acteurs culturels de cataloguer une production sans avoir à décrire sa subversion formelle. De là, Hanna sépare avec finesse les textes consensuellement « identifiables » de ceux seulement « observables », pour lesquels les concepts manquent. Tout son travail est de combler ce trou théorique contre l'institution culturelle, mais - et c'est là l'étrangeté - non pas contre le marché (du livre, du texte, du lectorat, etc.). En dépit de sa brutalité active, celui-ci n'est presque jamais mentionné.
Du coup, ce marché en vient à surgir par lapsus (retour du refoulé) comme dans l'expression affreuse de « dispositif cognitif cible » (Nos Dispositifs poétiques, p.16), « cible » venant du marketing et des concepteurs des directions Produits, chargés de cerner les « zones d'accroissement potentiel du chiffres d'affaires », en « ciblant », donc, certaines parts de marché.
Dans le fond, n'est-ce pas un genre de « lecture esthétique pure », au moins partiel, que fait Hanna ? Certes, selon le schéma de Bourdieu, les conditions sociales sont bien perçues et analysées comme telles, mais pas ce qui les fait être ce qu'elles sont : leur position sur l'échiquier économique. C'est dommage. Notamment parce que ça crée une image anachronique de l'environnement où se « contextualisent » les textes commentés : tout se passe comme si ces textes ne dataient pas de 2000 / 2010 (Joseph, Fiat, Chaton, Quintyn, etc.), mais du début des années 90 ; elles semblent baigner dans les mythes de cette époque, ceux de la « Culture » et du « Service public » que valorisait encore tant bien que mal le Parti Socialiste.
En outre, Les Règles de l'art - où Hanna paraît avoir puisé pour construire un certain nombre de ses concepts - date de 1992, soit de la fin de l'ère mitterrandienne. Depuis, de l'eau a coulé sous les arches et nous sommes passés d'un libéralisme œuvrant en secret (dans le dos bienveillant de Mitterrand - cf. ses décisions d'édifier Bercy et la Défense) à un capitalisme violent. Aujourd'hui, l'institution culturelle n'a plus cette valeur an-économique ; ce n'est même plus une institution, c'est un simple secteur du marketing où toute production publique (qu'il s'agisse d'un poème ou d'un shampoing) se doit de « positionner son image ». Et si une performance de Fred Danos a été stoppée par ceux que CH appelle les « médiateurs institutionnels » (ici, le Centre Pompidou), ce n'est pas parce que Danos créait de la confusion dans les catégories poétiques identifiées par ces « médiateurs », mais parce qu'il a brouillé son « positionnement sur le marché du texte », et plus spécialement sur le « segment » poétique.
A priori, le problème est donc superficiel : il s'agirait juste de bouger un peu un champ lexical, et par exemple de parler de « communicants culturels » plutôt que de « médiateurs institutionnels ». Question de nuance, certes, mais qui peut avoir des conséquences bien malheureuses.
« A mon avis, une des caractéristiques importantes de la poésie actuelle est sa capacité « d'action directe », c'est-à-dire de réajustement permanent de ses formes et de ses fonctions à l'environnement social présent et aux problèmes émergents que les poètes souhaitent prendre en charge - cela aux dépens de ses définitions historiques et institutionnelles » (Ibidem, page 45).
Le risque est tout simplement de priver ces poètes de leur « capacité d'action directe » puisque cette théorie de leur pratique soustrait de leur « cognition » ce qui forme pourtant l'alpha et l'oméga de leur « environnement social présent » : le marché libéral. Autant dire que c'est ni plus moins la visée révolutionnaire de Pouget (dont Hanna revendique la filiation dans son concept d'action directe) qui passerait à la trappe. Car si nous ne tenons pas compte de ce marché, comment arriverons-nous à nous « attaquer directement au mode de production capitaliste pour le transformer »3?
1 De mémoire, la catégorie des livres qu'on lit « la tête en l'air » vient de Barthes et d'un article probablement périphérique au Plaisir du texte, soit entre 1971 et 1974.
2 Objets Verbaux Non Identifés, expression que Alferi et Cadiot, dans la RLG, avaient d'ailleurs lancée en toute indifférence, sans s'imaginer qu'elle aurait une telle fortune. Il faudrait compléter les analyses très justes de Hanna par quelque chose comme une « rentabilité lexicale ».
3 Emile Pouget, phrase citée par Christophe Hanna dans Nos dispositifs poétiques, page 18.