Sur le dit « Adieu au langage » par Stéphanie Eligert
Si belles et puissantes que soient certaines de ses séquences, le dernier film de Godard ne peut pas ne pas poser un énorme problème, presque tout entier concentré dans son titre : « Adieu », donc, « au langage ». Cela vient en partie du fait que Godard est une sorte de capteur hypersensible de l’air de son époque dont il enregistre, à sa façon, toutes les particularités vibratoires (politiques, conceptuelles) . Son Adieu au langage le confirme – mais, cette fois-ci, me semble-t-il, malgré lui. Avant d’aller plus loin, il faut décrire ce film aux lecteurs qui n’auraient pas eu la possibilité de le voir en salle. En 3D, son sujet est essentiellement cinématographique et se déploie à l’avant de l’écran, dans l’espace même de la salle. Brièvement, disons qu’il offre une expérience inouïe de finesses plastiques, et l’on pourrait vite oublier le point de résistance fondamental qu’il suscite pour le plaisir de céder à la fascination sensible, au détail de plans dont la puissance nous reconduit au choc des premiers spectateurs de L’arrivée d’un train en gare de la Ciotat des Lumière. Décrivons juste ces deux séquences :
1. Le film a peut-être commencé depuis deux minutes quand surgit le plan moyen d’une femme dont on ne voit que le buste et la pointe bouclée des longs cheveux roux mouvementés par le vent. Elle est devant une table de brocante et prend un volume de poche abîmé du premier tome des Possédés de Dostoïevski qu’elle tourne deux fois, lentement, entre ses deux mains. A priori, rien d’exceptionnel sauf que ce plan simplissime est en 3D, et que ce qu’il se passe là, charnellement, est étourdissant. Car lorsqu’elle tourne le livre deux fois entre ses mains, dans cette rotation lente, bizarrement dupliquée (bien que le plan ne soit pas coupé, on a l’impression d’une répétition, d’un montage bis), il se produit une espèce de littéralisation heidegerienne poussant l’existence du livre « hors de ses gonds », dans un étant au relief hallucinogène. Le livre est tout près de nous, la femme, le vent derrière, et son contour - alors même qu’il est jauni par une trajectoire économique usante (le marché de la brocante où les livres viennent mourir à 1 euro pièce) – s’ourle à quelques millimètres de nos yeux dans une blancheur phosphorescente. On n’a jamais vu un livre exister de cette façon – non seulement au cinéma, mais dans la vie.
2. Puis il y a – peut-être et surtout – deux autres séquences, construites de la même façon, qui libèrent une puissance de renouvellement radical du cinéma, et aussi de notre relation à l’image telle qu’elle a existé jusqu’à présent. Deux séquences en 3D sont surimprimées - sur l’une, il y a une femme nue ; sur l’autre, un homme nu – mais la surimpression, justement, nous empêche de prendre les deux plans tels qu’ils sont à l’écran puisqu’ils sont emmêlés, informes ; nous sommes obligés de faire quelque chose avec nos yeux – les plisser, cela ne marche pas, ôter les lunettes (c’est pire), les remettre puis, très vite, instinctivement, notre corps s’ajuste et touche la solution : on ferme une paupière, l’on voit l’homme, on la rouvre et ferme l’autre, il y a la femme ; et alors, en réglant les fermetures / ouvertures de chacun de nos deux yeux dans une libre oscillation droite / gauche, on se met à fabriquer un champ / contre-champ, selon notre désir. On devient des monteurs.
C’est exceptionnel. Et politiquement, ça l’aurait été aussi, s’il n’y avait pas eu ce titre – Adieu au langage. On peut m’objecter que je l’entends de façon trop littérale, trop centrale, mais il faut rappeler combien, phénoménalement – ce qui est encore plus vrai avec Godard, qui a un usage dense, stratégique, poétique de ses titres (et généralement, de toutes formules textuelles courtes) -, un titre existe dans une sorte d’oblique traversant tout le film qu’il nomme. C’est une condensation, une brume qui définit les souvenirs qu’on a de séquences, et qui en résume le grain, la particularité, etc.
Pour ma part, en tout cas, dès que ce titre a commencé à circuler sur les réseaux sociaux (les premiers teasers étaient publiés en juillet dernier, il me semble), ma première réaction fut un mélange d’angoisse et de fascination, cherchant dans tout ce que je pouvais entrevoir de ce film, la moindre forme de compensation à cette perspective qu’il annonçait, et qui me semblait la plus atroce d’entre toutes : l’adieu – donc, la mort du langage. Nécessairement - me suis-je dit pendant un an, jusqu’à ce que je voie le film, aux Halles, le 26 mai 2014 (au lendemain des élections européennes, donc) -, Godard va filmer la manière dont l’époque est en train de dire Adieu au langage (en captant ces rubans de langues illimités dépourvus de sens, en faisant état de toutes ces phrases – « séparées du vécu » de leurs locuteurs - n’appelant plus de réponses, de contrechamps, etc.). Ce ne pouvait pas être autrement. Et d’ailleurs, de façon obscure, permanente, chaque fois que je rencontrais ce titre dans la presse ou ailleurs, automatiquement se faisait en moi un raccord instantané avec cette sortie de Barthes, en 77, au Collège de France : « la langue est tout simplement fasciste » (et non l’écriture, le texte). Nécessairement, un tel titre ne pouvait que se raccorder à ce type de radicalité critique.
Mais force est de dire, je crois, qu’il n’en est rien et pourtant, depuis une semaine, je fais tout pour adhérer aux interprétations les plus classiques : la première étant que Godard, vieil homme, intitule son film comme Duras a appelé son dernier texte, C’est tout. L’adieu serait le sien seul, et le film un testament, etc. Si tel est le cas – et il est fort possible que ce le soit, que ce sens existe en même temps que d’autres -, on peut le comprendre, mais aussi reprocher énergiquement à Godard de nous emporter dans sa disparition prochaine, et de nous faire mourir au langage en même temps que son propre corps (c’est une chose que beaucoup de critiques lui avaient déjà reproché au moment des Histoire(s) – une volonté ambiguë, perverse de faire mourir le cinéma en même temps que lui-même).
L’autre interprétation, plus fréquente, serait que cet Adieu coïncide avec la découverte de l’animalité (dans le film, il y a un beau chien, Roxy, toujours montré dans les deux secondes précédant sa mise aux aguets, oreilles soudainement pliées, hyperréceptives aux plus fines palpitations de l’air – vent, oiseaux, courants d’eau, etc.), et que cela signe le départ de ce qui constituerait le propre de l’homme, le langage. Mais ce qui forme ce propre, ce n’est pas le langage, c’est la langue : la double articulation de sons et de sens. Les animaux ont un langage (Barthes disait du chien, justement, que son langage est tout entier affect – Le Neutre) - et leur retirer ce langage tient du contresens, ou du défaut d’empathie (combien de plans démontrent, au contraire, le langage sensible de Roxy ?). De plus, tout cela s’inscrit dans un frôlement permanent du film avec un romantisme problématique, percevant la nature sous l’angle d’une mystique (« Ah Dieux ! Oh langage ! », lit-on à un moment donné), ne pouvant faire sens que si l’on entre en « communion » asyntaxique avec elle (plus de phrases, mais des interjections : « ah », « oh », etc.). Historiquement, pourtant, la nature romantique est un lieu de déploiement démesuré du langage, de la langue – Stifter, Thoreau ont beaucoup écrit dans les bois (et Shelley, que l’on voit dans une séquence amusante du film, transformé en marionnettes avec Mary, a précisément écrit une cinquantaine de textes rien qu’en sentant le vent d’ouest frapper son visage).
Quelle que soit la facette sous laquelle on envisage ce titre, il y a toujours un reste, un excédent sombre dont aucun argument ne parvient à résorber la noirceur radicale (l’adieu, la mort du langage, de la pensée). Et de cela, découle en partie l’impression qu’il y a deux films en un – deux tendances. L’une exceptionnelle d’inventivité formelle, totalement tournée vers la puissance du devenir du cinéma, et l’autre, qui lui est opposée, semble clore, achever le monde dans un au delà et une mort du langage. La relation entre ces deux choses est-elle dialectique ? Non, il ne semble pas – et c’est ici qu’à mon sens, la perception de cet Adieu au langage interroge fortement. Reprenons la merveille du film – le champ / contrechamp fabriqué par clignement des paupières -, et posons ces questions : à quoi pourrait bien servir cet extraordinaire dispositif s’il nécessite qu’au préalable, nous disions adieu au langage ? Quel sens, sans langage (sans concept) sera-t-il capable de partager ? Pire encore : à quel usage politique, commercial pourra-t-il résister sans cet outil de finesse critique fondamental qu’est le langage ?
Vers le tout début du film, il me semble, on lit cet insert en fines lettres capitales blanches sur fond noir :
« Et il reste à savoir
comment la non-pensée
contamine la pensée ».
Est-il bien certain que ce soit ce qu’il « reste à savoir » ? Est-ce que d’un côté, la philosophie, la littérature n’y ont pas déjà admirablement répondu (Artaud, Bataille et le « non-savoir », la « différence non logique de la matière », etc.) ? Puis d’un autre côté, est-ce qu’une immense partie du cinéma (précisément celle dont Godard condense l’histoire) n’a pas déjà filmé cette porosité non pensée / pensée en long, large et travers ? Cet insert est incompréhensible (surtout, si c’est l’animal qu’il cherche dans la non-pensée). Et même, enveloppé par le sens du titre (la mort du langage), il peut - à l’extrême limite - clignoter comme une formule totalitaire : sans plus aucun concept pour en partager le sens, nous serions pris dans une participation illusoire au montage d’un film dont le but serait juste de « contaminer » notre « pensée » par de la « non pensée » (formule dont on entrevoit aussi combien elle pourrait idéalement convenir à tous ceux qui vendent de l’audience, du « temps de cerveau disponible », etc.).
Parallèlement à cela, le film de Godard s’est bien raccordé à Barthes, mais d’une façon inattendue. Sans doute s’agit-il d’un phénomène subtil, mais du point de vue d’une superficialité des discours (la nappe globale des échanges sociaux, si l’on veut), il était très étrange d’entendre beaucoup de monde dire « adieu au langage ». Sur le dire, il faut rappeler deux choses : Barthes, donc, définissait précisément le fascisme, en 77, par le fait, non qu’il impose de se taire, mais qu’il « oblige à dire » (Leçon). Est-ce que Godard, pour nommer son beau film, ne nous oblige pas à dire adieu au langage ? Si avant d’avoir vu le film, cette obligation, à laquelle j’étais déjà sensible, m’intriguait, aujourd’hui, constatant sa non-critique, elle m’est insupportable. D’autant plus – seconde chose – que souvent « dire, c’est faire » (Austin). Ainsi, ces derniers jours, ai-je lu des amis intellectuels invoquant tous un adieu au langage. Il y avait là, dans cette virtuelle pente performative, un pli vaguement cauchemardesque – encore plus maintenant, dans le contexte politique que l’on sait.
Bien entendu, il ne s’agit surtout pas de dire que Godard est fasciste – mais de soulever la négativité menaçante d’un des éléments centraux de son film, et d’interroger, avec fermeté, son étrange réceptivité non critique à un schème structurant du fascisme (la mise à mort du langage, de la pensée). Certes, l’hitlérisme n’est pas absent du film – mais là même, son apparition a quelque chose de symptomatique car si la séquence (assez belle) apparaît dans les dix premières minutes, ensuite, elle est oubliée, liquidée dans la dérive des images entre feuillage en 3D, Roxy et des dialogues étranges entre un couple extrêmement isolé. Ici, nous touchons à une aporie de l’hypersensibilité de Godard à l’air du temps : il sent l’extrême-droitisation ambiante, mais ce sentir, il le cristallise, le fixe obscurément dans son titre, puis l’oublie et passe à autre chose – tout comme la sensibilité de gauche est elle aussi confrontée, en France, à un fascisme conquérant, mais auquel, dans l’intervalle de scrutins catastrophiques, de manifestations plus qu’inquiétantes, etc., elle ne pense pas et passe aussi à autre chose (son couple, son chien, son jardin). C’est la synchronie, l’homologie entre tout cela qui est angoissante.
Je l’ai dit, ce film, je suis allée le voir au lendemain des élections Européennes, qui ont fait du FN « le premier parti de France » – j’en suis sortie dans un état complexe : ponctuellement euphorisée, si je puis dire, par les moments de splendeur formelle, mais globalement accablée par le dit adieu au langage. Peut-être que pour réussir à faire quelque chose de ce film en grande partie magnifique, il faut être godardien contre Godard - et décider d’étendre, par stratégie, le dispositif du montage par les paupières à nos propres lèvres, en montant autrement l’insert cité :
« Et il reste à savoir
comment la pensée (peut)
contaminer la non pensée ».
Puis décider aussi de nommer ce film de telle façon qu’en aucun cas, même virtuellement, même superficiellement, il nous oblige à dire adieu au langage - cette merveille.