Un ABC de la barbarie (2) de Jacques-Henri Michot par Stéphanie Eligert

Les Parutions

11 juin
2015

Un ABC de la barbarie (2) de Jacques-Henri Michot par Stéphanie Eligert

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Un ABC de la barbarie (2) de Jacques-Henri Michot

Donc, Jacques-Henri Michot a intitulé son livre « un » ABC de la barbarie, et non l'ABC de la barbarie. A-t-il songé à Deleuze en le nommant de la sorte ? Je l'ignore, mais dans le fond, ça n'a aucune importance puisque la valeur concrète de cet indéfini – magistralement soulevée dans « l'immanence : une vie » - n'est pas la propriété de Deleuze, mais bien plutôt une émanation directe, quoique diffuse et plus ou moins consciente, de notre rapport à la structure de la grammaire française. De plus, à la lecture du livre, il est évident que Michot a situé son écriture, au sens fort, dans l'immanence brute, radicale d'« une vie » - mais aussi, on va le voir, d'« une » barbarie.

Sur cette photo, il s'agit d'un extrait pris au hasard du volume, d'une coupe – au sens que le cinéma donne au mot – dans ce qu'on peut appeler le vaste plan-séquence que forme la lettre « M » :

 

La première chose qui frappe, je crois, est la vitesse avec laquelle notre regard dévale sur ce fragment et bascule, se précipite même entre « le coq et l'âne » du raccord entre FMI et « meilleures ventes ». Il est certain que pour une part, cette rapidité est due au format de la liste en tant que tel, et au fait – évident – que sans syntaxe, réduite à un nombre minimal de mots, elle se lit matériellement plus vite qu'une phrase complexe. Pour autant, j'ai le souvenir de listes textuelles pouvant tout à l'inverse créer des effets de pesanteur, d'attraction lente et fascinée sur chacun des mots la composant (certains textes de Heidsieck, par exemple). Ici, cela va vite et cette vitesse me semble configurer plusieurs effets de lecture, dont le premier a la particularité de contredire en apparence la définition même qu'en donne la quatrième disant que ces « stéréotypes médiatiques » sont « des paroles gelées ». De mon côté, chaque fois que manipulant le livre, je reviens vers le texte de la quatrième, je me heurte toujours au mot, à l'idée de « gel », n'y retrouvant jamais la sensation majeure que me donnent ces listes, à savoir une impression exactement inverse à la cristallisation inerte qu'opère le gel. Tout au contraire : ces énumérations paraissent bouillonnantes, vivantes, effervescentes.

Elles le sont parce qu'elles captent les « stéréotypes » au moment même où les médias les diffusent. La preuve de cela est sans doute que ce texte a été publié une première fois en 1999, et que pourtant, aujourd'hui, réédité quinze après cette date, sa fraicheur référentielle, sa vertu immanente demeure intacte. Ainsi de ce syntagme « les mauvais élèves du Fonds monétaire international » qui désigne tout de suite, ce que nous sommes en train de vivre quant à l'impitoyable guerre économique menée contre ce piètre « élève » qu'est la Grèce et bientôt l'Espagne, si Podemos en vient aussi à remporter les législatives en fin d'année, etc.

Et que dire de cet extrait-ci ?

 

 

Dans le temps même où notre regard emboîte cette vitesse énumérative, il semble impossible – aujourd'hui, 29 mai 2015 – de ne pas voir les blancs de cette liste être quasiment percés, troués (comme ces fondus enchaînés qui se forment au milieu d'une image), par les souvenirs, non pas tant de l'atrocité du massacre de la rédaction de Charlie Hebdo et de l'Hypercacher de la Porte de Vincennes, mais de leur traitement médiatique par les chaines d'information continue. Les expressions de « meurtres en direct » et de « meutes de journalistes », en particulier, compactent - les quelques cinq heures de « live » sur le cours de Vincennes, l'après-midi du vendredi 9 janvier 2015 – lorsque Amedy Coulibali contactait directement la rédaction de BFM TV afin de s'assurer de la bonne retransmission en direct de ses gestes, et que les trottoirs de la vaste et belle avenue de Vincennes grouillait, en effet, d'une « meute » de journalistes (la « meute » disant aussi la guerre concurrentielle intraitable que se sont livrées les antennes TV en question). Puis plus finement encore, les inserts comme « métal jaune » et « message des marchés reçu cinq sur cinq » font aussi ressortir ce détail (que notre concentration apeurée sur le centre des images masquait alors), à savoir que les écrans des chaines d'info continuaient à diffuser, sur le bord inférieur droit de leur cadre le petit carré noir - informant, en lettrages blancs, bien nets et lisibles - de l'évolution du marché et de la valeur seconde par seconde de l'indice du CAC 40.

 

Si dans La Préparation du roman, Barthes postulait, à propos du haïku, la possibilité théorique d'une « fruition entre le sensible et le texte », il faudrait ici réutiliser le concept de « fruition », mais en troquant sa sensualité affleurante contre un terme matérialisant la brutalité, la « barbarie » du collage. Provisoirement, on pense à l'adhérence et à son sens premier (ce qu'un collage a de plus poisseux, de plus collant, justement). Dès qu'on pose notre regard sur elles, les listes d'« un ABC » adhèrent aussitôt à un hors-texte (littéralement, le hors-champ du livre, tout ce qui existe autour des pages qu'on tient ouvertes sur nos genoux) ; elles collent et, partant, jettent une sorte de poudre phosphorescente sur la structure discursive de notre présent politique – structures qu'elles ont la capacité immédiate de soulever en les extrayant de ce continuum médiatique où images et textes, indéfiniment égalisés dans une inintelligible équivalence, les brouillent sans cesse.

 

De plus, dans le détail sensible de leur fonctionnement, cette aptitude d'adhérence des listes ne me semble pas se produire sous un angle narratif et le biais – problématique, suintant continuellement l'impasse politique – du story telling. C'est que la capture structurelle n'a pas lieu par l'histoire, mais par la face sensible de la langue. Preuve en est (toujours dans l'extrait photographié ci-dessus) le syntagme de « MESURES DE SECURITE SANS PRECEDENT ». Lorsqu'on le lit, il est évident que grâce à cette vertu adhésive, l'expression désigne et contient à la fois l'« élévation en alerte rouge du plan Vigipirate », enclenchée dès l'après-midi du 7 janvier 2015, mais aussi les terribles dispositions qui seront « prochainement mises en œuvre dans le cadre de la loi sur le renseignement » - et encore toutes celles qui ne manqueront pas d'arriver après l'écriture de ce texte, quelle que soit la nature des « évènements » qui les suscitera.

 

Parenthèse : « les éléments de langage », « les nuages de mots »

 

Une fois mise au jour cette capacité à créer ce qu'il faut nommer un structuralisme immanent de la langue du pouvoir, d'autres questions, d'autres phénomènes viennent également s'accoler aux pages d'Un ABC, à la manière de contre-champs in absentia flottant autour du livre. Si le story-telling est naturellement venu en position de contraste négatif, il en est de même pour ces deux autres formes d'analyse, auxquelles l'on ne peut qu'incidemment penser en parcourant les énumérations de Jacques-Henri Michot : les « nuages de mots » et « les éléments de langage ». Par exemple, dans une perspective de perception brute des pratiques d'analyse actuelles de la langue politique et médiatique, l'on peut se demander si quelque part, un ABC de la barbarie ne rejoindrait pas, d'une certaine manière, cette mode d'analyse, née peu après la déferlante du story-telling, celle des « éléments de langage » ? Il s'agit d'une expression tellement curieuse pour bon nombre d'entre nous, qui avons été formés par la linguistique et la sémiologie, et qui la voyons ressurgir, « comme ça », symptomatiquement détachée de son environnement théorique et critique, dans un contexte, en outre, d'amnésie radicale de l'héritage des 70's. Toujours est-il qu'aujourd'hui, politiques, communicants de grands Groupes et journalistes s'accordent pour articuler et penser leurs paroles / analyses médiatiques sur la base d'« éléments de langage ».

 

La question qu'il faut se poser – à plusieurs titres, le premier, et le plus important, étant que de la sorte, l'on met au net (comme on dit, toujours, au cinéma) la véritable place qu'occupent la littérature, la poésie dans un champ pragmatique et politique -, la question est celle-ci : comment les listes de ce livre permettent de percevoir autrement les « éléments de langage » ? Si l'on suit l'usage social qui en est fait, l'on comprend que ces « éléments », en fait, ne forment pas un outil critique (comme par automatisme de formation théorique, on aurait pu le supposer), mais servent plutôt à articuler une stratégie de communication propre à un petit ou grand groupe de personnes unies par des intérêts provisoirement communs (politiques ou économiques) ; il s'agit d'homogénéiser les bouts de « langage » que chacun dira publiquement, devant tel micro de telle antenne radio ou TV.

 

 

Si les « éléments de langage » permettent d'articuler la face publique d'un « même son de cloche » discursif et d'une « même longueur d'ondes » communicationnelle, Un ABC de la barbarie, lui, les désarticule, sans rayer l'enveloppe lexicale de ces « éléments de langage », mais en les exposant (dans un sens quasi heideggerien), en les plaçant « out of joint », hors de leur contexte courant et ordinaire d'énonciation. Les lisant ici, ainsi déplacés, l'on voit ces « éléments de langage » se dissocier de leur apparence voulue lisse (la stratégie susdite), et s'arracher à cet apparent « ça va de soi » logique et contextuel (Barthes, Mythologies). Au final ces « éléments de langage » en viennent à coïncider avec ce qu'ils sont réellement : une rouerie discursive, une simple technique de « merchandising » combinant des « éléments ».

 

De la même manière, il faut se demander dans quelle mesure ce petit flux énumératif croise, pour s'en distinguer, cette autre forme qu'on a vu un temps fleurir sur de nombreux sites médias (Libération et Médiapart, notamment), « le nuage de mots » - « nuages » dont d'une certaine façon, Un ABC de la barbarie fournit aussi une critique imprévisible (puisque, redisons-le, publié en 1999, ce texte ne pouvait a priori anticiper les formes de langage qui allaient se développer et proliférer durant les deux décennies suivantes). Observons ces deux captures à la façon d'un champ / contrechamp (en oscillant de l'une vers l'autre) :

 

  

 

Ici comme là, il y a bien prélèvement de termes dans notre environnement de langage pour rendre compte d'un état du pouvoir par la langue. Or là où Un ABC attrape au vol, capture la facette sensible de syntagmes qui se répètent pour exposer leur vitesse de défilement aliénant dans nos vies, à l'opposé de cela, « le nuage de mots », lui, fait tout autre chose :  il n'expose pas la domination d'un langage, il reproduit cette domination et la lecture d'un « nuage » devient alors un acte aussi dominé que les pauvres mots minuscules (parce que minoritaires, peu employés) qu'il a la condescendance de situer sur les bords externes de sa cartographie.

 

Mais d'ailleurs, avec « le nuage de mots », s'agit-il bien de « lecture » au sens complexe, mouvementé et spiralé où on le pratique ici ? Il faut revenir vers le champ / contrechamp, répéter l'oscillation et sentir la différence sensible, charnelle qui a lieu entre l'une et l'autre image. Avec Un ABC, notre regard emprunte d'abord un mouvement classique de lecture (de la gauche vers la droite, puis descendant) – mouvement qui est, dans un second temps, dévalé, précipité dans la vitesse des faux raccords explosifs entre chaque syntagme. Et avec « le nuage de mots », que se passe-t-il ? Notre regard ne bouge pas ; dès que nos yeux tombent sur cette espèce de cumulus lexical, ils s'immobilisent sur les trois mots dont la typographie gigantesque, de toute façon, intronise la puissance en écrasant la lisibilité des autres (par ordre hiérarchique, donc, il s'agit de « compétences », « consultants », « travail »). L'on pourrait même dire que ces trois mots « les plus forts » (puisqu'il s'agit bien de cela : des mots « winners », des mots qui gagnent, ceux qui sont les plus dits, les plus écrits, les plus lus sur tel marché discursif informel), en fait, ce sont ces mots qui nous fixent – et ils le font dans le sens transitif du verbe : ils nous attrapent, figent notre regard pour accroître un peu plus leur puissance de diffusion (et augmenter ainsi leur capital lecture, si l'on peut dire). A partir de ce centre de gravité oppressif, notre regard – ou plutôt nos yeux (conformément à toute stratégie relevant du biopouvoir, le « nuage de mots » ne sollicite de notre corps que ses fonctions physiologiques, ici l'organe oculaire), donc, nos yeux ne lisent pas ; ils n'ondulent pas à la surface du texte pour recevoir un sens, mais au contraire, nos yeux fixent le mot le plus gros, puis sans presque aucun clignement de paupière, se déplacent, par mouvement saccadé, pour fixer le mot de taille inférieure, etc. Au final, le seul message reçu est celui d'une hiérarchie lexicale, à laquelle nous n'avons eu d'autre choix que soumettre notre lecture.

 

Mais qu'est ce qu'« une » barbarie ?

 

Si l'on se fie à nos premières impressions, l'on dirait, pour faire vite, que la barbarie, telle que l'expose implicitement ce livre, c'est le marché – ou plus exactement le devenir-marché qui piège tout existant, y compris (peut-être même en premier lieu) les phrases, expressions, syntagmes qui, sitôt énoncés, relancent le marché, et cela dans une « dynamique illimitée de croissance » (selon ce rêve des analystes financiers). Par exemple, si l'on reprend cet extrait :

 

 

Il semble évident que la barbarie, ce soit cette façon flagrante qu'a le marché de faire insert dans tout et n'importe quoi. Naturellement, cette première impression n'est pas fausse (et comment le serait-elle ? cf. ce qu'on a déjà dit, cette juxtaposition expérimentée encore il y a peu entre la bonne réception des marchés et « les meurtres en direct » du 9 janvier 2015, à quoi l'on pourrait aussi ajouter l'adoption, en février, des « mesures incitatives » de la loi Macron, etc.). Toute une part d'Un ABC démontre sans cesse cette insertion de force du marché dans la langue collective. Néanmoins, pour ma part, dès que je reprends ces listes, ces impressions ne se démentent pas, mais s'affinent, se nuancent - en particulier dans celle-ci où, a priori, la présence directe du marché est absente (à l'exception de « merchandising ») :

 

 

Là, qu'est-ce que la barbarie ? D'un point de vue large, à hauteur du dispositif global du livre, elle est la stricte équivalence égalisant toutes ces expressions empilées : une équivalence énonciative (dire cela ou ceci, c'est égal), mais aussi sémantique (ceci ayant de toute façon le même sens que cela). Un ABC expose, avec une crudité minimale la non différence qu'il y a dans le fond entre deux expressions distinctes dès lors qu'elles sont énoncées depuis cet espace que jadis, les Situationnistes qualifiaient de « spectaculaire » (soit « séparé du vécu », comme derrière une vitrine). Et d'un point de vue plus localisé à ce seul extrait, la barbarie, c'est encore la mécanique implacable de domination qui se décline, à toute vitesse ternaire, entre « meneur d'hommes », « mental d'ACIER », « mentalité d'assistés ». En trois syntagmes, voici dressée la ligne d'existence de tous les Top management parisiens.

 

Cependant, il y a « la » barbarie et « une » barbarie – et c'est ici qu'il faut plus explicitement retrouver Deleuze et ce que la première partie à ce texte cernait sous le nom « d'indicateur d'immanence ». Le livre ne s'intitule pas « Un ABC d'une barbarie », mais « Un ABC de la barbarie ». Si l'on reprend le texte deleuzien, cela induit-il que la barbarie dont il est question est exclue d'« une vie » ? Hélas non, c'est bien tout le contraire. Gageons, en pure hypothèse de lecture, que ce second article indéfini, Jacques-Henri Michot ne l'a pas choisi pour simple raison sonore (la succession des deux « un » aurait sans doute paru excessive). Car au regard de son texte tout laisse à penser que ce qui est visé – plus que « la » barbarie de l'équivalence ici, ou celle de la domination là -, c'est bien « une » barbarie ; c'est la barbarie en tant qu'elle est devenue indéfinie, illocalisable, se confondant désormais avec l'immanence elle-même et le mouvement d'« une vie », de nos vies.

 

Par exemple, j'ai appris il y a peu qu'un « énaurme » Groupe spécialisé dans « le service de la qualité de vie », et dont l'une des « Divisions » a réussi à s'accaparer le marché d'un grand monument parisien, ce Groupe, donc, forme désormais ses vendeurs à « la vente d'expérience ». Qu'est-ce que cela signifie, concrètement ? Les vendeurs ne doivent plus seulement vendre des sandwichs aux milliers de touristes qui affluent chaque heure sur le site où ils sont « implantés », mais ils doivent vendre une « expérience » ; soit un morceau d'existence où le sandwich n'est que le détail d'une atmosphère globale construisant une « qualité de vie ». Si les communicants de ce Groupe connaissaient le texte de Deleuze dont l'on a parlé, il est certain qu'ils n'hésiteraient pas une seconde à redéfinir leur « activité » comme « service de qualité d'UNE vie ». C'est que l'impératif quasiment ontologique qu'il se fixe (la hausse « naturelle » de leur résultat net par rapport à l'année précédente) les oblige à viser de « nouveaux leviers de croissance » - et ces « leviers », ce n'est plus la vente de produits en tant que telle qui peut la leur fournir, ni même le « service » de vente (car tout cela a déjà atteint un taux de rendement maximal), non, la dernière chose qui peut maintenant faire « levier », c'est le « une vie » des consommateurs en tant qu'il « est un pur courant asubjectif, sauvage », etc. C'est cela qu'il faut maintenant attraper et transformer en marché : « les plans d'immanence » de nos vies, ou – pour parler comme Barthes – le corps même de notre « sentir-être ».

 

Découle de tout cela cette équation intraitable : « une » barbarie, ce n'est plus un détail isolable de la structuration économique du monde. C'est un continuum, un mouvement « sans couture » (cf. cette définition idéale et amoureuse que André Bazin donnait du plan-séquence dans des textes fondateurs pour le cinéma moderne). En ce sens, la barbarie des listes du livre n'a pas tant lieu dans le « coq à l'âne » des choses raccordées, agglomérées (le sérialisme, le merchandising, les meurtres en direct, etc.) que dans le blanc lui-même qui les soude, dans l'intervalle entre les syntagmes – intervalle dont le marché a maintenant pris pleine possession pour « accroître son niveau de chiffre d'affaires sur N-1 ». Face à cela, « que faire ? » demandait déjà Lénine. Oui, que pouvons-nous bien faire ? Un ABC donne la solution puisqu'il est justement un ABC – c'est à dire un texte pratique (« pratique » également au sens où Deleuze lisait Spinoza). Face à « une barbarie » qui prend incessamment la forme d'un continuum sans couture, il n'y a qu'une solution : le montage.

 

 

« Montage, mon beau souci » [1]

 

 

« Entre les blocs écrasants ainsi constitués, s'insèrent des entailles de voix singulières », indique la quatrième de couverture. Il y a donc insert, « entaille » – et le montage dont il est question ne semble pas avoir pour objectif de synthétiser, de lisser les raccords, mais de fracturer le continuum immanent d'« une » barbarie en le montant à des singularités, à des « une vie » qui écrivent et ont écrit. Par exemple cet extrait d'un texte de Henri Michaux (et qui suit directement, dans l'énergie de la lecture, la cascade « meurtres en direct / métal jaune / meutes de journalistes ») :

 

 

Dans ce passage entre le « bloc » barbare et la « voix singulière » de Michaux, le premier élément qui frappe est la lenteur qui saisit brusquement la lecture par ce retour à une horizontalité cursive. Et cependant, cette singularité – qui est d'abord tonale puisqu'elle contraste fortement avec l'énonciation standard des listes, dite par un sujet majoritaire (lequel est « tout le monde, c'est à dire personne » - Deleuze), cependant, donc, dans cette singularité, quelque chose d'« une » barbarie » continue à superficiellement résonner pour être détourné en profondeur. On sait que l'un des traits rhétoriques majeurs du discours du marché, c'est celui de la performance, de la déclinaison du « chiffre », de l'énumération quantitative. Par exemple, prenons ceci, particulièrement représentatif, qui est une description du bâtiment de la Fondation Vuitton, extraite de son site Internet, et comparons-la – toujours en champ / contrechamp, dans une oscillation régulière entre l'une et l'autre – avec l'extrait cité par Jacques-Henri Michot :

 

  

 

Là où les communicants de la Fondation Vuitton mettent en relief les « performances » multiples de l'édifice – en laissant implicitement planer autour de chaque chiffre leur intention de sidérer le lecteur par l'éblouissement d'un record, d'un cumul maximal -, l'énumération de Michaux, si elle décline aussi des nombres impressionnants, elle, elle n'est pas une « performance » au sens où le marché l'entend. Elle en est même l'inverse ; textuellement, sa superficie quantitative est sabotée par ce que ses chiffres désignent : des personnes aux métiers prolétaires ou sociologiquement dominées (« les femmes ») qui comptent parmi « les 192 poètes considérables » de Shangam. Autrement dit, en termes d'économie générale (Bataille), il s'agit de personnes qui dépensaient la langue, la pensée, et ne l'accumulaient pas. D'une certaine façon, dans cette seule opération de montage, la subversion se fait par raccord dans l'axe, ainsi qu'on le dit au cinéma – l'axe étant l'énumération du chiffre exceptionnel, de la quantité maximale, ici littéralement expropriée.

 

En résumé, ces sorties du livre qu'on a faites – Fondation LV, nuages de mots, etc. - ne me semblent pas relever de digressions opportunes et aléatoires, mais bien d'un strict effet de lecture d’un ABC de la barbarie qui nous appelle incessamment au montage, et cela tant dans l'espace intérieur des pages (la cursivité saccadée qu'il provoque fait qu'on peut sauter telle ou telle citation, s'attarder sur une autre en la collant à un autre passage, etc.) qu'à l'extérieur du livre, en absorbant sa méthode et en la faisant rejaillir, dehors, autour de nous, pour couper dans le flux étouffant, anesthésiant d'« une » barbarie.

 

*

Un ABC : « une vie »

 

 

Pour finir, j'aimerais décrire l'un des moments au cours lesquels j'ai repris la lecture de ce livre, après une première fois datant, me semble-t-il, de 2001. C'était le 22 janvier 2015. Pour des raisons professionnelles, je devais me rendre dans le Val d'Oise sur un « site déporté » du Groupe *** afin de retranscrire une négociation salariale entre une DRH et des employés majoritairement ouvriers. Venant de l'est de Paris, il me fallait emprunter une correspondance gare du Nord et descendre au terminus de la ligne B, à Mitry-Claye. Il était 5 heures 45. Mon corps continuant, malgré moi, à dormir, une fois installée dans la rame, je n'arrivais pas à lire ; un ABC de la barbarie était posé sur mes genoux ; la seule chose que je parvenais à faire, c'était laisser mon regard errer sur tout ce qui, autour de moi, faisait aspérité. Les premiers temps du trajet, c'était surtout la pauvreté, l'abandon criant des équipements urbains de la Seine Saint-Denis qui me heurtait (morceaux de quai défoncés, travaux laissés inachevés depuis des années, etc.) – puis il y eut l'apparition progressive du gel sur les fourrés d'herbes qui entouraient les voies. Je me souviens en avoir été choquée car à Paris, lorsque j'en étais partie, l'air était relativement doux et humide ; mais la Seine Saint-Denis étant un plateau, elle « se prend » de plein fouet le vent du nord que rien, depuis Lille, n'arrête. Quelques personnes montaient, transies de froid, la plupart en bleus de travail. Un homme s'est assis à côté de moi et a commencé à feuilleter Le Parisien ; distraitement, par automatisme impulsif de lecture, je me suis mise à parcourir, avec discrétion, chacun des titres dont sa main amplifiait le défilé - et là, très vite, c'est tout le processus méthodique d'Un ABC de la barbarie qui s'est formé, en accéléré.

 

« L'arsenal antiterroriste de Manuel Valls », « Ils se mobilisent pour l'école républicaine », « la riposte passée au crible », « des avancées et des zones d'ombres », etc. Sous l'impulsion de ma lecture, encore fraiche (et vivifiée par le fait que je venais juste de reprendre le livre et que par conséquent, d'un point de vue proustien, ma sensibilité à ce qu'il avait de singulier était maximale), tous ces titres, je m'en décollais ; c'est à dire que ce n'est pas à l'événement majeur dont il traitait auquel je pensais (les attentats de Paris), mais d'abord à leur forme et à tout ce qui, en eux, exposait un implicite potentiel répétitif ; la structure sécuritaire de ces syntagmes devenait en quelque sorte phosphorescente. Puis l'homme a tourné la page et au dos, au dessus de la photographie de deux policiers surarmés, cadrés dans une contre-plongée qui les agrandissait, sur fond d'immeubles pauvres dont un quelque chose dans le cadre voulait à l'évidence nous faire penser que c'est dans ces bâtiments qu'était secrétée la menace terroriste, il y avait cette question, écrite en énormes lettrages noirs : « Sommes-nous bien protégés ? ».

 

Au même moment, un autre homme d'une cinquantaine d'année, assis sur ma droite, qui était aussi en bleu de travail et dont je n'avais pas remarqué la présence, s'est mis à tousser violemment. Ne serait-ce qu'à l'oreille, l'on sentait à sa toux qu'il était malade, que ses bronches étaient infectées. Le train était en train de dépasser les rives désolées du Blanc Mesnil pour arriver au milieu vaste plaine noir-gris battue par le gel. Immédiatement, le froid s'est insinué dans la rame, qui n'était pas isolée ; de fins courants d'air glacés se spiralaient partout autour de nous, fouettant nos visages. L'homme a à nouveau toussé et a fourré sa tête dans le creux de son écharpe de laine. Il s'est endormi. Le voyage s'est poursuivi, et alors seule une question n'a cessé de tourner en moi, mais en se renversant : « Pourquoi ne sommes-nous pas bien protégés ? ».



[1] Jean-Luc Godard, « Montage, mon beau souci », Cahiers du cinéma 65, 1965.

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