16 mai
2012
Les Berthier (La Rédaction) par Stéphanie Eligert
Pour diverses raisons, ce n’est pas tant la « déconstruction du sarkozysme » qui retient dans ce livre, que son relief textuel, très étrange – étrangeté qu’on retrouve dans tous les « rapports » produits par ce double énigmatique de Christophe Hanna, celui qu’il a baptisé « la rédaction ».
Première de couverture
Et la première chose qu’il faut décrire – dans la mesure où elle conditionne, acclimate, au sens fort, météorologique tout le reste de la lecture -, c’est la photo publiée au centre de la première de couverture. On y voit un visage, d’homme semble-t-il, curieusement banal (brun, les yeux bruns, lunetté, l’expression à la fois fine et idiote), mais en le fixant quelques secondes de plus, son contour se floute, se divise en une multitude de lignes, qui ressemblent à des fils très fins, comme ceux que produisent les araignées - c’est alors que la nature supposée photographique de l’image craque, et que l’on comprend qu’on est face à une sorte de montage en profondeur de champ, où se surimpriment plein de visages différents ; « le regard caméra » ainsi obtenu, en même temps qu’il nous fixe (avec un sourire aux lèvres qui a quelque chose de vaguement cruel), se déstructure lui-même par le dedans, se pulvérise en un effet optique d’accélération arrière. C’est fascinant, mais pas très agréable – sinon angoissant. Pour tout dire, et d’une façon qui reste encore obscure, il y a là quelque chose du cadavre.
Premières minutes de la lecture
La lecture des Berthier commence donc dans la touffeur de ce malaise. Cela, ajouté à la matière documentaire du livre – la prise d’otages de la maternelle de Neuilly-sur-Seine par Human Bomb, en 1993 –, fait que les premières minutes de cette lecture ont quelque choses des instants qui précèdent le spectacle des dérives dans le cinéma américain des années 70 (Peckinpah, Romero, etc.). Et l’irruption de ce raccord cinématographique provoque une sensation d’autant plus étrange qu’il vient se combiner à un dispositif formel radical, que Hanna pose platement en quatrième de couverture :
« Je m’appelle Christophe Hanna. Je suis écrivain et professeur de littérature à Lyon. Je me permets de vous appeler car je suis en train de travailler à un ouvrage concernant la prise d’otages de la maternelle de Neuilly qui a eu lieu en 1993. Je fais appel à vous pour cette raison : quelques jours avant la prise d’otages, l’auteur avait averti qu’il passerait à l’acte, d’une façon étrange – il a envoyé une lettre à des personnes qui, toutes, s’appelaient Berthier, comme vous, et résidaient à Paris. »
Hanna adresse donc à ces Berthier un questionnaire en 25 points, et la structure du livre – si l’on s’en tient à la table des matières, composée d’une suite de prénoms banals – s’annonce comme une sorte de catalogage nominatif des souvenirs de chaque Berthier contacté. La façon qu’a alors le lecteur de se préparer à recevoir ce qui a toujours un grain de malaise et de mort (du fait de l’image ouvrant le livre, littéralement), c’est de se mouler à cette platitude annoncée. Mais passé une dizaine de pages, il se prend de plein fouet deux types de reliefs textuels, le premier probablement plus imprévisible que le second.
Microreliefs du texte
Le premier relief surgit très rapidement. Alors qu’on commence à lire ce genre de prose, dans l’épaisseur de laquelle se superposent – là encore de façon trop bizarre - une tonalité de témoignage et un accent artificiel, très textuel :
« (…) Quand nous sommes arrivés devant la maternelle, rue de la Ferme, deux dames nous y attendaient. Elles nous escortent jusqu’au bureau de Madame G., l’actuelle directrice. Cela dit, Quentin Maussang et Antoine Sylvain, alors étudiants des Beaux-Arts, ont quand même interviewé au micro un ou deux gamins, mais en douce. » (Les Berthier, Questions théoriques, p. 12-13).
On se heurte soudainement à cela :
« Je ne coupe pas, comme Virginie ou T. et environ 25% d’entre nous, alors que nous entendons notre interlocuteur prononcer à peu ce qui est écrit en quatrième de couverture. Nicole, Rose et Marc sont réticents au début (…) » (Ibidem, p.13).
Le heurt vient de ce que jusque là, on n’entendait pas le « grain de la voix » de la Rédaction, qui s’effaçait – mais brusquement, il saute à la surface du texte pour plisser la retranscription du témoignage par un listing compacté, une épaisseur de pourcentages. Avec cela, c’est tout le livre qui change de nature : du fait divers plus ou moins littéral, il part brusquement dans l’étude sociologique (le chiffre, la mesure), et le discours métatextuel – mais ce mouvement ne dure pas plus de dix secondes puisque passé cela, comme après un faux-raccord, on revient au commentaire du ou de la Berthier et à son feuilleté tonal (simultanément « authentique » et artificiel) ; et le récit se poursuit.
Macroreliefs du texte
Quant au second relief, du fait qu’il émane de la structure du livre, on ne le sent que progressivement, « dans le temps » (Proust) de la lecture car il semble produit par toute la somme des micro-dénivellements susdits, qui sont nombreux. Cependant, si le plus marquant – au sens de choc – est bien celui chiffré, cette frappe du pourcentage qui brouille le texte par une sorte de tir comptable (et qui nous rappelle qu’en effet, à l’époque, NS, en plus d’être maire de Neuilly-sur-Seine, était également ministre du Budget), il y en a beaucoup d’autres qui, sans prévenir non plus, viennent détacher et recoller le témoignage du Berthier en question en le fixant à d’autres registres de discours ; ce sont de brusques inserts aux connotations théoriques, personnelles, etc. Dans la mesure, néanmoins, où ce mouvement est vaste, il n’est pas citable, matériellement. Disons juste que dans sa texture, il est probablement l’équivalent expérimental de ceci, l’une des clés du malaise produit par l’image de la première de couverture :
« En couverture : portrait moyen des Berthier reconstitué par superposition de portraits de Berthier publiés sur Internet ».
Ecriture moyenne
La Rédaction invente donc une nouvelle forme textuelle, l’écriture moyenne ou le « commentaire moyen » d’un fait social. Le plus intéressant dans cela est que les différentes textures discursives se surimpriment, mais ne se confondent pas – reportées sur un plan politique, les singularités, les individuations même, restent, et le « moyen », ici, acquiert un sens anti-moyenne si je puis dire : son but n’est pas de fondre les gens en un ou deux chiffres, mais au contraire de les installer chacun également dans une profondeur de champ cumulative.
Pour autant, la prégnance trop bizarre de l’image en première de couverture reste active, et le dévoilement de sa procédure ne suffit pas à neutraliser l’effet global produit par ce visage– visage dans l’épaisseur duquel persistent à se mêler : de la pulvérisation, des fils d’araignée et de la mort.
Background de l’intertexte
Ce n’est pas la première fois qu’une couverture d’un « rapport » de la Rédaction fait cela. L’image de Valérie par Valérie (Al Dante, 2008), déjà, était déjà bien bizarre elle aussi. Si, a priori, la texture recherchée par le photographe semblait plutôt le corps-poupée (par un excès de poudre mis sur le visage– poudre de riz, fard à joues, beaucoup de fard à paupières – et une lumière oblique qui la surfaçait), le lecteur ne voyait pas une poupée, mais déjà : une morte. Matériellement, ça venait d’un imperceptible voile bleuté, et surtout de l’impression que la chair du visage de Valérie n’avait plus de nerfs, que quelque part, elle venait de mourir (la sensation typique produite par un cadavre frais, si l’on permet cette description brutale, étant bien cela : une chair qu’on voit perdre sa tension interne, qui s’affaisse avec la simplicité lente et effrayante d’un morceau de cire).
En plus, je me souviens de la première performance que j’avais vue de Hanna – c’était il y a une douzaine d’années, chez Jacques Donguy, dans le sous-sol d’un café autour de Château rouge -, où avec la projection d’un écran d’ordinateur où s’ouvrait une multitude de fenêtres, on entendait une ritournelle macabre, une comptine où il était question, je crois, de serial killers. Si le contenu de tout cela, aujourd’hui, me demeure vague, ce qui, en revanche, reste très précis, c’est l’atmosphère de sadisme diffus à l’intérieur de laquelle je recevais tout le travail expérimental et théorique qui se déployait « au milieu » de ce son. Tout cela avait une voix si étrange – une voix sadique ou sadienne, car d’une certaine manière, depuis lors, la Rédaction, dans ses rapports successifs, enferme elle aussi – comme dans un château expérimental - des êtres de langage entre lesquels elle désajuste froidement des relations discursives (ce qui explique aussi, peut-être, l’hostilité de certains lecteurs à l’endroit du travail de Hanna).
Une réserve
Faire en sorte que ce climat diffus de mort n’effraie pas le lecteur est une tâche d’équilibriste que réussit presque toujours Hanna, dans ce livre comme ailleurs – sauf, me semble-t-il, dans ce questionnaire envoyé aux Berthier, qui est reproduit en annexe et auquel, dans le temps de la lecture, on se reporte souvent. En voici deux enchaînements :
« 12. Que signifie pour vous la somme de 100 millions de francs (environ 15 millions d’euros) ? Si vous en disposiez, que feriez-vous ?
13. Connaissez-vous des gens dans votre entourage qui se sont suicidés au travail ou à cause de leur travail ?
14. Pouvez-vous citer un homme politique courageux au cours de ces vingt dernières années ? Pouvez-vous citer un artiste ou un écrivain courageux de ces vingt dernières années ? » (Ibidem, p.223-224).
Et celui-ci :
« 6. Quand vous entendez « prise d’otages de la maternelle de Neuilly », quelle est la première image qui vous vient à l’esprit ?
7. Diriez-vous de cette prise d’otages qu’elle a constitué un événement de ces 20 dernières années ? Comparable à quel autre événement en importance ? Lorsque les Twin Towers sont tombées, en 2001, que faisiez-vous ? Et pendant que H.B. faisait sa prise d’otages ?
8. Savez-vous quelles autres actions (ou activités) a pu mener H.B. avant cette prise d’otages ? » (Ibidem, p.222)
J’imagine l’angoisse qui a dû saisir certains des Berthier à l’écoute de ces questions – angoisse que je qualifierais de nocive (pour l’opposer à l’angoisse de type bataillien) parce que les sautes thématiques d’une question à l’autre sont trop punks, trop brutales, et qu’elles font peur. Et la peur, je ne suis pas certaine que ce soit un affect opportun, surtout du point de vue de la question sarkozyste et – les dernières semaines de la campagne présidentielle précipitant d’elles-mêmes le lien – lepéniste.
Deux questions théoriques
Au final, tout ceci m’amène à poser deux questions, cette fois à Hanna théoricien, qui concernent chacune des éléments à ce jour forclos de son travail conceptuel – et dont on attend cependant avec impatience la théorisation.
1. L’imaginaire : force est de constater que le travail de la Rédaction est habité par un climat très précis, construit sur des récurrences sensibles, sinon imaginaires. Où cela se place dans les Dispositifs Poétiques et le travail des B2 en particulier? S’agit-il d’un refoulement ? Ou plutôt d’une certaine gêne à enfin raccorder une théorie de type romanesque aux paradigmes jusqu’ici privilégiés par les QUESTIONS THEORIQUES?
2. La douceur : Ici, on retourne au problème posé par le questionnaire envoyé aux Berthier, et à cette mauvaise angoisse qu’il diffuse et qui me semble totalement indésirable tant en termes politiques que textuels : pourquoi Human Bomb – en quatrième de couverture – est-il qualifié d’« auteur » de la prise d’otages ? Que signifie ce déplacement de paradigme assimilant implicitement l’« auteur » de ce livre – Christophe Hanna – à un preneur d’otages ? Pourquoi – par conséquent – assimiler aussi les lecteurs des Berthier à des otages ?
Si j’insiste sur la question de la douceur, ce n’est pas seulement parce qu’elle relève d’un éthos d’écriture in-négociable, mais aussi parce que récemment, la tonalité théorique de Hanna a beaucoup évolué, qu’elle a perdu en intimidation et a - proportionnellement – beaucoup gagné en une sorte d’intelligence délicate avec ses lecteurs.
Dans le fond, il s’agit donc d’exprimer un souhait : que la Rédaction consente à devenir aussi douce que Hanna théoricien l’est aujourd’hui - ce qui ne pourra qu’amplifier l’importance d’un travail textuel, et métatextuel, parmi les plus excitants du moment.
Première de couverture
Et la première chose qu’il faut décrire – dans la mesure où elle conditionne, acclimate, au sens fort, météorologique tout le reste de la lecture -, c’est la photo publiée au centre de la première de couverture. On y voit un visage, d’homme semble-t-il, curieusement banal (brun, les yeux bruns, lunetté, l’expression à la fois fine et idiote), mais en le fixant quelques secondes de plus, son contour se floute, se divise en une multitude de lignes, qui ressemblent à des fils très fins, comme ceux que produisent les araignées - c’est alors que la nature supposée photographique de l’image craque, et que l’on comprend qu’on est face à une sorte de montage en profondeur de champ, où se surimpriment plein de visages différents ; « le regard caméra » ainsi obtenu, en même temps qu’il nous fixe (avec un sourire aux lèvres qui a quelque chose de vaguement cruel), se déstructure lui-même par le dedans, se pulvérise en un effet optique d’accélération arrière. C’est fascinant, mais pas très agréable – sinon angoissant. Pour tout dire, et d’une façon qui reste encore obscure, il y a là quelque chose du cadavre.
Premières minutes de la lecture
La lecture des Berthier commence donc dans la touffeur de ce malaise. Cela, ajouté à la matière documentaire du livre – la prise d’otages de la maternelle de Neuilly-sur-Seine par Human Bomb, en 1993 –, fait que les premières minutes de cette lecture ont quelque choses des instants qui précèdent le spectacle des dérives dans le cinéma américain des années 70 (Peckinpah, Romero, etc.). Et l’irruption de ce raccord cinématographique provoque une sensation d’autant plus étrange qu’il vient se combiner à un dispositif formel radical, que Hanna pose platement en quatrième de couverture :
« Je m’appelle Christophe Hanna. Je suis écrivain et professeur de littérature à Lyon. Je me permets de vous appeler car je suis en train de travailler à un ouvrage concernant la prise d’otages de la maternelle de Neuilly qui a eu lieu en 1993. Je fais appel à vous pour cette raison : quelques jours avant la prise d’otages, l’auteur avait averti qu’il passerait à l’acte, d’une façon étrange – il a envoyé une lettre à des personnes qui, toutes, s’appelaient Berthier, comme vous, et résidaient à Paris. »
Hanna adresse donc à ces Berthier un questionnaire en 25 points, et la structure du livre – si l’on s’en tient à la table des matières, composée d’une suite de prénoms banals – s’annonce comme une sorte de catalogage nominatif des souvenirs de chaque Berthier contacté. La façon qu’a alors le lecteur de se préparer à recevoir ce qui a toujours un grain de malaise et de mort (du fait de l’image ouvrant le livre, littéralement), c’est de se mouler à cette platitude annoncée. Mais passé une dizaine de pages, il se prend de plein fouet deux types de reliefs textuels, le premier probablement plus imprévisible que le second.
Microreliefs du texte
Le premier relief surgit très rapidement. Alors qu’on commence à lire ce genre de prose, dans l’épaisseur de laquelle se superposent – là encore de façon trop bizarre - une tonalité de témoignage et un accent artificiel, très textuel :
« (…) Quand nous sommes arrivés devant la maternelle, rue de la Ferme, deux dames nous y attendaient. Elles nous escortent jusqu’au bureau de Madame G., l’actuelle directrice. Cela dit, Quentin Maussang et Antoine Sylvain, alors étudiants des Beaux-Arts, ont quand même interviewé au micro un ou deux gamins, mais en douce. » (Les Berthier, Questions théoriques, p. 12-13).
On se heurte soudainement à cela :
« Je ne coupe pas, comme Virginie ou T. et environ 25% d’entre nous, alors que nous entendons notre interlocuteur prononcer à peu ce qui est écrit en quatrième de couverture. Nicole, Rose et Marc sont réticents au début (…) » (Ibidem, p.13).
Le heurt vient de ce que jusque là, on n’entendait pas le « grain de la voix » de la Rédaction, qui s’effaçait – mais brusquement, il saute à la surface du texte pour plisser la retranscription du témoignage par un listing compacté, une épaisseur de pourcentages. Avec cela, c’est tout le livre qui change de nature : du fait divers plus ou moins littéral, il part brusquement dans l’étude sociologique (le chiffre, la mesure), et le discours métatextuel – mais ce mouvement ne dure pas plus de dix secondes puisque passé cela, comme après un faux-raccord, on revient au commentaire du ou de la Berthier et à son feuilleté tonal (simultanément « authentique » et artificiel) ; et le récit se poursuit.
Macroreliefs du texte
Quant au second relief, du fait qu’il émane de la structure du livre, on ne le sent que progressivement, « dans le temps » (Proust) de la lecture car il semble produit par toute la somme des micro-dénivellements susdits, qui sont nombreux. Cependant, si le plus marquant – au sens de choc – est bien celui chiffré, cette frappe du pourcentage qui brouille le texte par une sorte de tir comptable (et qui nous rappelle qu’en effet, à l’époque, NS, en plus d’être maire de Neuilly-sur-Seine, était également ministre du Budget), il y en a beaucoup d’autres qui, sans prévenir non plus, viennent détacher et recoller le témoignage du Berthier en question en le fixant à d’autres registres de discours ; ce sont de brusques inserts aux connotations théoriques, personnelles, etc. Dans la mesure, néanmoins, où ce mouvement est vaste, il n’est pas citable, matériellement. Disons juste que dans sa texture, il est probablement l’équivalent expérimental de ceci, l’une des clés du malaise produit par l’image de la première de couverture :
« En couverture : portrait moyen des Berthier reconstitué par superposition de portraits de Berthier publiés sur Internet ».
Ecriture moyenne
La Rédaction invente donc une nouvelle forme textuelle, l’écriture moyenne ou le « commentaire moyen » d’un fait social. Le plus intéressant dans cela est que les différentes textures discursives se surimpriment, mais ne se confondent pas – reportées sur un plan politique, les singularités, les individuations même, restent, et le « moyen », ici, acquiert un sens anti-moyenne si je puis dire : son but n’est pas de fondre les gens en un ou deux chiffres, mais au contraire de les installer chacun également dans une profondeur de champ cumulative.
Pour autant, la prégnance trop bizarre de l’image en première de couverture reste active, et le dévoilement de sa procédure ne suffit pas à neutraliser l’effet global produit par ce visage– visage dans l’épaisseur duquel persistent à se mêler : de la pulvérisation, des fils d’araignée et de la mort.
Background de l’intertexte
Ce n’est pas la première fois qu’une couverture d’un « rapport » de la Rédaction fait cela. L’image de Valérie par Valérie (Al Dante, 2008), déjà, était déjà bien bizarre elle aussi. Si, a priori, la texture recherchée par le photographe semblait plutôt le corps-poupée (par un excès de poudre mis sur le visage– poudre de riz, fard à joues, beaucoup de fard à paupières – et une lumière oblique qui la surfaçait), le lecteur ne voyait pas une poupée, mais déjà : une morte. Matériellement, ça venait d’un imperceptible voile bleuté, et surtout de l’impression que la chair du visage de Valérie n’avait plus de nerfs, que quelque part, elle venait de mourir (la sensation typique produite par un cadavre frais, si l’on permet cette description brutale, étant bien cela : une chair qu’on voit perdre sa tension interne, qui s’affaisse avec la simplicité lente et effrayante d’un morceau de cire).
En plus, je me souviens de la première performance que j’avais vue de Hanna – c’était il y a une douzaine d’années, chez Jacques Donguy, dans le sous-sol d’un café autour de Château rouge -, où avec la projection d’un écran d’ordinateur où s’ouvrait une multitude de fenêtres, on entendait une ritournelle macabre, une comptine où il était question, je crois, de serial killers. Si le contenu de tout cela, aujourd’hui, me demeure vague, ce qui, en revanche, reste très précis, c’est l’atmosphère de sadisme diffus à l’intérieur de laquelle je recevais tout le travail expérimental et théorique qui se déployait « au milieu » de ce son. Tout cela avait une voix si étrange – une voix sadique ou sadienne, car d’une certaine manière, depuis lors, la Rédaction, dans ses rapports successifs, enferme elle aussi – comme dans un château expérimental - des êtres de langage entre lesquels elle désajuste froidement des relations discursives (ce qui explique aussi, peut-être, l’hostilité de certains lecteurs à l’endroit du travail de Hanna).
Une réserve
Faire en sorte que ce climat diffus de mort n’effraie pas le lecteur est une tâche d’équilibriste que réussit presque toujours Hanna, dans ce livre comme ailleurs – sauf, me semble-t-il, dans ce questionnaire envoyé aux Berthier, qui est reproduit en annexe et auquel, dans le temps de la lecture, on se reporte souvent. En voici deux enchaînements :
« 12. Que signifie pour vous la somme de 100 millions de francs (environ 15 millions d’euros) ? Si vous en disposiez, que feriez-vous ?
13. Connaissez-vous des gens dans votre entourage qui se sont suicidés au travail ou à cause de leur travail ?
14. Pouvez-vous citer un homme politique courageux au cours de ces vingt dernières années ? Pouvez-vous citer un artiste ou un écrivain courageux de ces vingt dernières années ? » (Ibidem, p.223-224).
Et celui-ci :
« 6. Quand vous entendez « prise d’otages de la maternelle de Neuilly », quelle est la première image qui vous vient à l’esprit ?
7. Diriez-vous de cette prise d’otages qu’elle a constitué un événement de ces 20 dernières années ? Comparable à quel autre événement en importance ? Lorsque les Twin Towers sont tombées, en 2001, que faisiez-vous ? Et pendant que H.B. faisait sa prise d’otages ?
8. Savez-vous quelles autres actions (ou activités) a pu mener H.B. avant cette prise d’otages ? » (Ibidem, p.222)
J’imagine l’angoisse qui a dû saisir certains des Berthier à l’écoute de ces questions – angoisse que je qualifierais de nocive (pour l’opposer à l’angoisse de type bataillien) parce que les sautes thématiques d’une question à l’autre sont trop punks, trop brutales, et qu’elles font peur. Et la peur, je ne suis pas certaine que ce soit un affect opportun, surtout du point de vue de la question sarkozyste et – les dernières semaines de la campagne présidentielle précipitant d’elles-mêmes le lien – lepéniste.
Deux questions théoriques
Au final, tout ceci m’amène à poser deux questions, cette fois à Hanna théoricien, qui concernent chacune des éléments à ce jour forclos de son travail conceptuel – et dont on attend cependant avec impatience la théorisation.
1. L’imaginaire : force est de constater que le travail de la Rédaction est habité par un climat très précis, construit sur des récurrences sensibles, sinon imaginaires. Où cela se place dans les Dispositifs Poétiques et le travail des B2 en particulier? S’agit-il d’un refoulement ? Ou plutôt d’une certaine gêne à enfin raccorder une théorie de type romanesque aux paradigmes jusqu’ici privilégiés par les QUESTIONS THEORIQUES?
2. La douceur : Ici, on retourne au problème posé par le questionnaire envoyé aux Berthier, et à cette mauvaise angoisse qu’il diffuse et qui me semble totalement indésirable tant en termes politiques que textuels : pourquoi Human Bomb – en quatrième de couverture – est-il qualifié d’« auteur » de la prise d’otages ? Que signifie ce déplacement de paradigme assimilant implicitement l’« auteur » de ce livre – Christophe Hanna – à un preneur d’otages ? Pourquoi – par conséquent – assimiler aussi les lecteurs des Berthier à des otages ?
Si j’insiste sur la question de la douceur, ce n’est pas seulement parce qu’elle relève d’un éthos d’écriture in-négociable, mais aussi parce que récemment, la tonalité théorique de Hanna a beaucoup évolué, qu’elle a perdu en intimidation et a - proportionnellement – beaucoup gagné en une sorte d’intelligence délicate avec ses lecteurs.
Dans le fond, il s’agit donc d’exprimer un souhait : que la Rédaction consente à devenir aussi douce que Hanna théoricien l’est aujourd’hui - ce qui ne pourra qu’amplifier l’importance d’un travail textuel, et métatextuel, parmi les plus excitants du moment.