Christiane Veschambre, Julien le rêveur par Tristan Hordé
La quatrième de couverture propose de définir le contenu du livre, « une fantaisie », « un conte politique et poétique », l’auteure affirmant qu’elle n’a pas « le goût des histoires » — les lecteurs penseront le contraire. De quoi s’agit-il ? Julien vit de petits boulots et des aides allouées aux chômeurs, assurant à l’employé de « polemploi » qui le reçoit qu’il ne sait rien faire. Mails il rêve chaque nuit. Le conte se construit à partir de cette situation.
Il rencontre sa voisine sur leur palier commun et lui raconte ce qu’est son activité ; elle, licenciée sans raison, est devenue écrivain public : elle écrit des récits, des lettres, des poèmes que les uns et les autres ne savent pas mettre en forme et lui commandent. Elle lui suggère de rêver contre rémunération pour ceux qui ne rêvent pas, ou plus, et Julien se présente à « polemploi » comme « conseiller onirique » ; les clients seront nombreux, il suffit à Julien de quelques échanges avec un "client" pour qu’il puisse rêver à sa place et lui livrer la marchandise le matin suivant. Le sens de la fable est clair : dans la société capitaliste, seul l’argent compte, tout peut se vendre, être objet de consommation, y compris ce qui appartient à l’intime, l’expression écrite d’émotions et de désirs et, plus difficilement monnayable puisque n’existant que dans le sommeil, en principe inatteignable, le rêve.
L’employé qui le suit à « polemploi », lui, ne rêve pas et est séduit par le projet : il change totalement de comportement dès que Julien lui propose un rêve. Il le rapporte à ses collègues et ce sont tous les employés qui, rapidement, transforment leur manière de vivre : ils abandonnent le signe vestimentaire de leur statut (la cravate) et retrouvent entre eux des échanges dont ils avaient oublié la possibilité, réinventant les paroles qui fondent la société. Bref, ils sont dans leur travail comme des humains, attentifs, sachant écouter, soucieux d’aider qui vient vers eux. Ils apparaissent alors aux yeux de leurs supérieurs comme sortis de leur fonction puisqu’ils consacrent trop de temps aux chômeurs en ne les accueillant plus comme les pièces d’une Organisation où chacun a une place — le fait d’être à l’écart en étant une aussi. Un « coach » est appelé pour remettre les choses en ordre et rétablir la cravate et le silence des employés entre eux. Rien ne pourrait donc bouger dans ce système décrit assez clairement comme sans visage, aveugle et sourd à tout.
De l’autre côté de la scène, la voisine de Julien renonce à écrire pour autrui quand elle comprend qu’elle ne pourra plus créer selon ses propres besoins ; quant à Julien, il s’aperçoit qu’il ne rêve plus "pour lui" et laisse de côté son activité. Son amie l’avait quitté et il lui envoie une carte avec ces mots « J’ai rêvé que je rêvais de toi, Nathalia / chère Nathalia » ; il reçoit un message analogue, ils se retrouvent et Julien rêve à nouveau chaque nuit. Tout se passe comme dans les contes, jusqu’au feu de cheminée et la présence apaisante d’un chat. Tous deux choisissent le désordre, c’est-à-dire « la vie », puisqu’ils ne semblent pas du tout avoir une fonction — un travail — dans la société. La narratrice suggère que les employés, à leur manière, s’opposent aussi à l’ordre puisqu’ils revêtent un gilet jaune. On touche aux limites du conte. Si l’on peut sans peine accorder que le traitement du chômage dans notre société n’est pas du tout convaincant, on peut également discuter le point de vue retenu. Dire, comme Julien, « je ne sais rien faire », ne donne pas de droit particulier dans quelque société que ce soit ; laisser entendre que les actions des Gilets jaunes pourraient être une alternative à l’ordre du travail n’est guère convaincant non plus*.
Christiane Veschambre joue avec le conte en y introduisant une narratrice qui, décrivant l’histoire de Julien, s’indigne que la voisine du récit prétende en être l’auteure. Cette mise à distance, comme quelques allusions, outre celle des Gilets jaunes, aux situations et discours du passé récent — dont l’inévitable « pognon de dingue », par exemple — éloignent des facilités du conte "moderne", souvent mièvre. On apprécie l’insertion dans l’histoire de Julien d’un « cahier » de récits de rêves, construits à partir d’auteurs variés, de Donald Westlake à Camille Loivier ou Robert Walser ; ces inventions font penser à des transcriptions de "vrais" rêves, par exemple celles de Michel Leiris dans Nuits sans nuit et quelques jours sans jour.
* À propos des Gilets jaunes, des droits et des pouvoirs, du pouvoir, il faut lire les analyses lumineuses de Jean-Claude Milner, dans La déconstruction du peuple (Verdier, 2022).