Correspondance Drieu La Rochelle- Paulhan, 1925-1944 par Tristan Hordé
Pour qui ne connaît pas l’histoire de La Nouvelle Revue Française pendant la guerre de 1939-1945, plus largement celle de la guerre elle-même, cette correspondance ne serait pas lisible sans les notes précises d’Hélène Bary-Delalande. Chaque lettre est replacée dans un contexte, des informations sont données à propos des personnes citées et des événements évoqués, et les lettres sont partagées en plusieurs ensembles qu’une introduction présente chaque fois : "Direction littéraire, 1925-1934", "Toutefois il y a l’amitié, 1935-1938", "Brisures, 1939-1940", "Faire La NRF, 1940-1944", partie la plus fournie que prolonge un court "Épilogue" relatif au suicide de Drieu La Rochelle. Le lecteur dispose d’un index des noms cités et de nombreux documents : photographies, fac-similés de lettres, reproduction de la couverture du premier numéro de La NRF préparé par Drieu La Rochelle (1er décembre 1940), textes annexes (Jean Grenier, Sartre) et, en annexe, de lettres de DLR à d’autres correspondants, d’une "Brève apologie pour Drieu" de JP qui ne sera publiée qu’en 1968. Une introduction générale détaille ce que furent les relations complexes entre les deux hommes, elle souligne justement que « les choix politiques de chacun sont loin d’être la principale détermination de leurs rapports ». JP a été un résistant de la première heure, DLR, un temps au Parti Populaire Français de Doriot, ouvertement anticommuniste et antisémite, défend ensuite l’hitlérisme ; il écrira d’ailleurs à son frère avant sa mort : « je me serais engagé dans les Waffen S. S. » si cela avait été possible.
Toutes les lettres n’ont pas été retrouvées, mais certaines périodes sans courrier sont dues aussi au fait que les deux hommes se rencontraient, notamment dans les bureaux de La NRF. La part de DLR dans la correspondance est beaucoup plus importante que celle de JP de 1925 à 1939, la proportion s’inverse à partir de 1940 : DLR prend la direction de la revue et JP n’y publiera ensuite que des notules, sans abandonner pour autant La NRF qu’il avait dirigée à partir de 1925 : il suggère à DLR la publication en janvier 1942 d’un numéro d’hommage à Stendhal (qui ne verra pas le jour) pour le centenaire de sa mort, ou de textes (qui ne sont pas toujours acceptés), comme par exemple ceux de Dhôtel, Pourrat, Bousquet ; il le fait toujours avec des précautions dans la forme, ainsi : « Je crois qu’à votre place je prendrais les poèmes ci-joints ».
La susceptibilité de DLR, son besoin de reconnaissance compliquent souvent les relations. Il sollicite l’avis de JP dont il accepte mal le silence à la sortie d’un de ses livres et à qui il écrit : « Je suis infiniment sensible à vos critiques, je les souhaite, bien qu’elles me fassent mal — ce que je ne puis supporter c’est le silence. » En 1939, DLR propose la publicaton dans La NRF de la seconde partie de son roman, Gilles ; la lettre de refus de JP suggère des transformations, insiste sur l’impression qu’il a eu de lire le fragment d’un livre et relève que le trop grand nombre de personnages risque d’égarer le lecteur. DLR répond aussitôt, « Je m’incline devant le résultat de l’épreuve. » Cependant, cette lettre de JP était précédée de deux brouillons, heureusement conservés, beaucoup plus sévères, tant sur le contenu que sur la forme ; il écrit d’abord « C’est très mal écrit encore, avec des tas d’expressions douteuses ou plates, incorrectes ou franchement prudhommesques », et dans le second brouillon cite quelques exemples, en concluant être gêné par « cette impression d’extrême paresse que donne votre style. » On comprend le silence de JP, qui n’appréciait pas les romans de DLR dont il refusait les choix fondés sur une inimitié ou un parti-pris politique, et il l’exprimait alors fermement.
La première lettre de DLR dans ce volume n’est pas adressée à JP ; il s’agit d’une lettre ouverte à Aragon, lettre de rupture d’une amitié, publiée dans La NRF en 1925 ; il lui reproche son engagement alors qu’il faudrait, selon lui, réapprendre « à jouir largement de notre esprit, de notre corps » ; Aragon répond dans le numéro suivant et souligne « l’incapacité profonde (…) d’accéder à un concept » de DLR, dont la haine ne faiblira jamais. En février 1940, par exemple, il proteste violemment contre la publication dans la même livraison de La NRF d’un article de lui ("Maurras ou Genève") en même temps que Les Voyageurs de l’impériale d’Aragon donné en feuilleton ; JP met en avant des critères esthétiques et défend l’indépendance de l’écrivain vis-à-vis du politique. Il s’exprime plus tard, en janvier 1943, sur le même sujet, « J’ai une égale horreur contre tous les collaborationnistes, mais j’admets très bien que la confusion politique rende ici ou là tolérable tel ou tel d’entre eux » ; il reprendra cet argument après la guerre pour défendre des écrivains collaborateurs. En 1940, cela ne satisfait pas du tout DLR qui réaffirme : « je subordonne mes goûts et mes dégoûts à mon appartenance nationale », et il quitte La NRF. « Débat frivole » pour JP qui rappelle qu’ « Aragon est au front, pas vous ni moi ». Quelques mois plus tard, en juin, DLR envisage dans son Journal de fonder une revue, notamment avec Céline et Jouhandeau, antisémites notoires, et écrit à propos de La NRF : « (…) elle va ramper à mes pieds. Cet amas de juifs, de pédérastes, de surréalistes timides, de pions francs-maçons, va se convulser misérablement. » Le projet est mort-né et DLR prend après l’été la direction de cette NRF, condition posée par les Allemands pour que les éditions Gallimard ne soient pas fermées.
Les motifs de désaccord entre les deux hommes étaient nombreux, c’est le moins que l’on puisse dire, sur l’attitude vis-à-vis de l’occupation de la France, sur l’antisémitisme comme sur les choix littéraires. DLR en est conscient très tôt et écrit en 1938, « Vous croyez encore aux ressources spirituelles et temporelles de la présente société ; pas moi. » En 1943, contre ce qu’il prétend être « les progrès de la décadence en Europe », il dit n’avoir vu pour la contenir comme « autre recours que dans le génie de Hitler et de l’hitlérisme », propos réfuté par JP qui ne laisse rien passer : la même année, quand DLR prétend vouloir réconcilier zone occupée et zone libre, JP lui suggère d’ « ajouter la zone interdite (c’est aux Juifs évidemment que je pense)». Malgré ces oppositions, DLR ne tourne pas le dos à JP qui, membre du réseau du Musée de l’homme dont il polycopie chez lui les tracts, est arrêté en 1941 par la Gestapo : c’est grâce à son intervention qu’il sort de prison.
On peut se demander pourquoi JP a accepté de travailler avec DLR dans La NRF contrôlée par l’occupant. Répondre qu’il voulait à tout prix voir la revue et les éditions Gallimard continuer à exister laisserait penser qu’il composait avec un personnage plus qu’éloigné de ce qu’il défendait. Son engagement dans la résistance — il finira par vivre dans la clandestinité pour échapper à l’arrestation — ne laisse aucun doute sur ses convictions. Sans doute voyait-il dans DLR un écrivain attachant par sa sincérité et, fin observateur, souscrivait-il à l’analyse de Sartre qui, en avril 1943 dans Les Lettres françaises clandestines, écrivait à propos de DLR, « au fond de son cœur comme au fond du nazisme, il y a la haine de soi ».
Ce nouveau volume de la correspondance de Paulhan retient pour éclairer ce que fut le partage des intellectuels en deux groupes bien distincts pendant l’occupation allemande. On louera une fois de plus la qualité de l’édition ; la lecture donne en effet envie d’aller (re)voir l’histoire de ces années sombres : que demander de plus ?.