des transports de Vanda Mikšić et Jean de Breyne par Tristan Hordé
Vanda Mikšić, poète croate, traductrice de l’italien et du français, voyage souvent en bus, en voiture, alors que Jean de Breyne se déplace plutôt en train et en avion. Les deux écrivains ont décidé qu’au cours de leurs voyages, ils s’écriraient des poèmes et c’est cette correspondance, de septembre 2014 à décembre 2016, qui est publiée. Tous deux sont des observateurs du monde et ils notent ce qu’ils voient et entendent pendant quelques heures dans ce lieu clos qu’est le moyen de transport emprunté.
Qui a voyagé reconnaîtra cette femme qui s’est trompée de numéro de siège et, sûre de son bon droit, refuse de le reconnaître. Il entendra cet homme qui ronfle et, en car, les bavardages du chauffeur ; à l’heure du repas, des sacs s’ouvrent et les odeurs de nourriture s’imposent. Vanda Mikšić voit « les gouttes / qui filent /sur le pare-brise », elle s’amuse de la figure dessinée par les chiffres 6 et 9 et les trépidations du car sont telles que « S’éveillent des désirs » ; elle essaie de ne pas vexer ce poète qui veut lui faire lire ses vers. Jean de Breyne observe une femme qui « A défait son chignon ses cheveux / Sont tombés sur ses épaules / Puis de ses deux mains / Elle les a relevés et rattachés » et, dans un voyage en avion, il s’attarde sur le visage d’une femme endormie, une autre fois c’est dans le hublot qu’il regarde « un profil avec cheveux blonds / échappés / sur la joue ». L’extérieur, en train ou en car, existe grâce aux fenêtres et chacun pourrait écrire
Toujours je regarde
Toujours je peux être ému
par les feuillages.
Et défilent, pour le passager du TGV, haie, ruisseau, étang, arbres, les gares. On écoute les annonces, on oublie les visages. Parfois, des animaux ou un arbre sur la voie arrêtent momentanément le voyage, puis le train repart « tout droit sans écart (...) / Vers là-bas ». Train ou car traversent le paysage, et l’on sait bien qu’il n’est pas indispensable de regarder, ce que note Jean de Breyne : « Même ce que je ne vois pas / Les animaux les humains / Je vois tout cela / Parce que je le sais ». Divers incidents peuvent rompre l’inévitable monotonie des déplacements, il n’empêche que rien d’autre n’est à partager avec les voyageurs que le parcours. « On espère toujours l’indicible / mais on se heurte au temps ». Ce temps, comme l’espace, peut s’abolir quand le car, par exemple, avançant dans un brouillard épais, semble être « nulle part ». Dans l’avion, la relation au temps change : l’extérieur disparaît et le voyageur n’a plus aucun repère, au-dessus des nuages tout apparaît immobile, le seul contexte est l’intérieur de la cabine.
Mais voyager, quelle que soit la durée du voyage, c’est toujours, répètent Vanda Mikšić et Jean de Breyne, connaître la séparation d’avec le quotidien et, de là, questionner ce qu’est sa vie. L’un se demande ce qu’est la réalité : est-ce vraiment ce que l’on regarde par la fenêtre ? Et qu’est-ce que l’on met entre parenthèses le temps d’un voyage ? Comment penser le temps qu’il reste à vivre ? Le voyage est aussi le temps du retour sur sa propre histoire et, encore, l’occasion de penser le présent. Vanda Mikšić s’interroge sur tout ce qui conduit ses contemporains à consommer aveuglément « tous les biens de masse / fabriqués par le capital ». En feuilletant son carnet, elle retrouve les dessins de son fils qui, à sa manière, explore le monde. Elle lit, beaucoup, et revient sur son activité de traductrice qu’elle vit comme « un risque, une aventure » — ce dernier mot aussi sous la plume à propos du voyage. Elle quitte le présent du voyage et dans un rêve éveillé imagine des ébats amoureux dans une chambre à Tokyo...
Toute correspondance, celle-ci par internet, doit être échange et chacun ici écrit en pensant au destinataire, par exemple en lui faisant part de préoccupations à propos de la vie, du travail — les poèmes de Vanda Mikšić sont publiés par Jean de Breyne et elle le traduit. Dans une lettre, Jean de Breyne accumule les jeux de mots autour des noms de ville (Rennes/reine, Lorient / l’Orient, etc.), ce qui ne l’empêche pas, après avoir évoqué l’écriture de Vanda Mikšić, de penser que « La tragédie est le lot de chacun ». Elle s’enquiert à plusieurs reprises de ce qu’il fait et rappelle le lien qui les unit au moment où elle lit L’Amitié de Blanchot, « l’amitié, Jean, c’est ce que je lis ». Chacun écrit pour partager quelques moments de vie, en évitant de dire ce qu’il y a d’intime en soi mais en faisant part, sans détours, de ce qui l’absorbe au moment de l’écriture : c’est ce qui fait le charme de cette correspondance.