Disegno de Philippe Boutibonnes par Bruno Fern
Écrit par un pratiquant de longue date (« J’ai dessiné assidûment et presque compulsivement depuis l’enfance. »), ce livre essaie d’envisager ce que l’on peut entendre par dessin et ce malgré les quatre citations liminaires qui soulignent la difficulté voire l’impossibilité de l’entreprise – ainsi Wittgenstein : « C’est clair : ni un trait de crayon ni un bateau à vapeur ne sont simples. » En 132 brèves propositions et 75 notes, Philippe Boutibonnes tente donc d’apporter des réponses non définitives à cette question fondamentale que le dessin reste pour lui, à travers l’évocation de sa propre expérience[1]et de nombreuses références où se croisent philosophes, plasticiens et écrivains.
Les esquisses de ce qui pourrait constituer une définition sont très variées, l’auteur multipliant les angles d’attaque pour essayer de mieux cerner son objet peu saisissable.
Tout d’abord, en écho au mot dessein qui fut son synonyme jusqu’au XVIIIe siècle, il place le dessin sous le signe d’une intention qui vise à (se) projeter à la fois dans l’espace (du volume à la surface plane) et dans le temps (au-delà de l’instant où le tracé a eu lieu), sachant qu’une telle activité peut être rapprochée de l’attention flottante du psychanalyste. Il poursuit en distinguant un dessin, « qui échappe à toute conceptualisation » et le Dessin qui « exprime une pensée en mouvements mais aussi une suite de moments, un flux ou continuum chargé d’une puissance inépuisable ». Il étudie également les rapports complexes entre dessin et écriture et notamment le fait qu’à l’instar du texte littéraire le dessin, s’il impose son agencement au désordre primordial du monde, n’en demeure pas moins confronté à « l’instance infracturable et infigurable du réel » – sur ce point, on notera des proximités avec l’approche menée par Christian Prigent : « Dessiner, c’est tenter de symboliser, par des moyens graphiques, ce réel-là – qui illimite ce qui, tentant de le dessiner, le limite (le fragmente et le cerne). »[2]Cette partie immergée réapparaît lorsque Philippe Boutibonnes entre dans les détails de l’usage des scriptèmes (stries, tirets, segments, bâtons, points), l’espace blanc originel qu’ils occupent sur la page n’étant vide qu’en apparence car saturé par « la somme des lieux disparus », c’est-à-dire des souvenirs plus ou moins lointains du dessinateur et ce à des degrés variables de conscience. Ce fond correspondrait alors au « non dit du dessin dont il faut se garder de parler », à un « trou blanc » absorbant irrémédiablement toute figure. Par ailleurs, l’auteur s’attache à examiner les différences entre peinture et dessin, en particulier quant aux couleurs qui « sont une plaie toujours ouverte : plus que le peintre, le dessinateur s’en garde et s’en méfie. ».
Au bout du compte ressort une conception de chaque dessin comme étant un monde parmi tous les autres du même auteur, formant peu à peu une série de hapax qui sont autant de ressassements. L’ensemble peut éventuellement engendrer une œuvre ou plutôt un désœuvrement, c’est-à-dire la manière dont le scripteur, qui ne saurait s’exempter de son histoire, « se constitue comme forme de vie, où zoé et bios, vie et forme, privé et public entrent en un seuil d’indifférence »[3]. En effet, l’inachèvement intrinsèque à tout dessin renverrait au geste de celui qui trace une ligne que, comme Atropos, il finit par couper car « il ne peut mourir tant que ÇA (l’œuvre salubre faite dans l’urgence) n’est pas fini et pourtant tout ÇA finira mal »[4].
[1]Signalons au passage que P. Boutibonnes, qui fut Professeur de microbiologie à l’université de Caen, est non seulement un artiste plasticien mais également un écrivain : Le beau monde de Philippe Boutibonnes par Bruno Fern, les parutions, l'actualité poétique sur Sitaudis.fr De plus, il a longtemps participé à la revue TXT – et y participe encore : TXT 32 le retour par François Huglo, les parutions, l'actualité poétique sur Sitaudis.fr
[2]Le sens du toucher, Cadex, 2008.
[3]G. Agamben, L’usage des corps, Seuil, 2015 (cité ici par P.B.).
[4]Incertitudes, réponses à sept questions de Laurent Perez, éditions Carte Blanche, 2017.