quélen = enqulé, Dominique Quélen par Bruno Fern
Après avoir démembré le nom du père, Dominique Quélen déploie ce nouveau livre en quatre longues proses comme autant d’« illustrations du titre » dans lesquelles les contraintes d’écriture mises en œuvre sont diversement sensibles.
La première partie, intitulée Vas-y, est entièrement constituée par le discours d’un père aussi violent que ses gestes, prétendant ainsi apprendre à son fils à lire (l’heure) : « Non mais tu fais exprès ? Et celle-là ? Tu la vois celle-là ? Tu la veux ? Tu veux la sentir passer ? Attention. Tant que tu ne sauras pas lire l’heure tu descendras pas de mes genoux. J’ai tout mon temps. » En plus des coups, l’emprise paternelle s’étend jusqu’à interdire toute intimité : « Bon vas-y descends. Je suis trop bon. Vas-y aux waters. Deux minutes pas une de plus ! Et tu fermes pas la porte. » De tels traitements expliquent le fait que l’enfant soit atteint au plus profond, détraqué dans le fonctionnement même de son corps, thématique éminemment quélenienne1 : « Numérote tes abattis ! Tes abattis oui ! Tu sais ce que c’est des abattis ! Ils sont pas encore numérotés ? Ils sont en vrac là-dedans ? Ils pendent ? » ou bien : « T’as les joues toutes molles et mouillées on dirait des fesses. »
Dans un deuxième temps dont le titre, Remember, indique d’emblée la dimension funéraire, le fils s’empare à son tour de la parole pour régler ses comptes avec ses géniteurs mais, pour cela, il doit composer avec une langue privée de ses voyelles à l’exception de celle qui figure dans le patronyme – autrement dit : un monovocalisme en e. Malgré cette restriction, il parvient à assouvir sa vengeance qui, avant l’inévitable meurtre final, passe notamment par ce qu’annonçait le titre du livre : « Père et mère je les dévêts de même de tel et tel effet, veste légère d’été, bretelles, dentelles, etc. Prestement, j’entreprends le père : c’est pressé, le temps s’égrène et le sexe se démène tel le ver de terre effréné. Je l’enserre de mes membres. Je teste tendreté et fermeté de ses fesses dextre et senestre (elles se ressemblent) et je le prends en levrette. » Comme on peut le constater, Dominique Quélen réalise ainsi un tour de force où les contorsions imposées par la contrainte permettent, entre autres choses, de mêler tragique et grotesque.
Le troisième texte, J’entre, relate dans les moindres détails une autopénétration généralisée dont l’objectif est de remettre de l’ordre dans un corps qui part dans tous les sens : « J’écarte et enlève des viscères pour renforcer la mollesse de mon ventre. Je les déplace et les mets ailleurs où ils vont mieux. Je les insère entre deux replis et leur donne de la souplesse en les malaxant. » Là encore, la tonalité tragicomique domine : « Je décale mon cœur de vingt millimètres vers la droite puis je l’échange contre mon pied gauche sur lequel j’essaie de tenir en équilibre vingt secondes. » La dernière phrase laisse supposer qu’une maîtrise de soi a finalement été acquise, du moins de façon relative, à travers l’écriture : « Je plie et déplie ma langue à volonté. »
Enfin, l’ultime partie du livre semble revenir à l’étouffement originel commis par le père : « Tu te tais. Tu la fermes avant de l’ouvrir. Tu la tournes sept fois. » Il s’y opère toutefois un passage à la deuxième personne du singulier, nouvelle posture d’énonciation dont la vertu demeure incertaine : tendance à la schizophrénie (au sens où l’entend Jean-Jacques Lebel : « La poésie est une passion qui nous rend schizophrènes, qui fait sortir les autres « je » en soi. »2 ou salutaire distanciation avec un moi en souffrance ? Ce texte est, encore plus que les précédents, issu du ressassement de différents éléments : « billes », « main », « poche », « mouchoir », « langue », etc., les uns s’agençant avec les autres dans une série de combinaisons qui, associées au geste du lancer (« Tous les lanceurs sont des locuteurs d’une langue commune qu’ils ne parlent plus une fois qu’ils ont fini de la parler comme en lançant des billes. »), ne peuvent que rappeler le fameux coup de dés mallarméen mais dans une version qui tourne souvent au burlesque : « Tout le jet parfaitement calculé de la main atterrit avec précision à côté. » Peu à peu, la longueur moyenne des phrases augmente et leur syntaxe enchaîne les accumulations, comme s’il s’agissait ainsi de happer une réalité qui finit toujours par filer entre les mots. Au bout du compte se trouve un dernier écho à la « leçon » paternelle mais, entre-temps, le fils aura au moins réussi à placer quelques mots : « […] et tu sais que quand tu sais compter jusqu’à un chiffre tu sais forcément compter jusqu’à au moins une unité de plus que le chiffre jusqu’auquel tu crois que tu sais compter sinon plus et tout autant soustraire une unité ou davantage et tu sais alors seulement que tu t’es tu. »
1 Cf., parmi les nombreux ouvrages de l’auteur où cette dimension est présente, Loque, éditions fissile, 2010.
2 In « Zigzag poésie », revue Autrement, 2001.