Reprise, Caroline Andriot-Saillant par Bruno Fern
Après quelques textes parus sur internet et en revue papier*, Caroline Andriot-Saillant publie son premier livre composé en neuf parties faites de blocs dont les lignes sont parfois rompues et diversement espacées. La citation d’Annie Ernaux en exergue (« dans une fréquente reprise des moments de la vie. ») indique d’emblée la dimension autobiographique de l’ouvrage dans lequel s’entremêlent les événements relevant de l’intimité et ceux issus de l’histoire collective, les textes présentés ici ayant été écrits entre novembre 2017 et juillet 2022. De plus, il est fait écho à de multiples éléments appartenant non seulement à la littérature mais aussi à la musique (y compris la chanson dite populaire où la notion de reprise a justement cours : Partir dans la musique par exemple « The Ballad of Sexual Dependency » dure quarante minutes et les reprises de voix lancinent vers où ?), la danse contemporaine, les arts visuels (peinture, photographie, sculpture, cinéma), le sport, les mathématiques, etc., le tout courant de la préhistoire à nos jours. Cette diversité des sources offre l’une des lectures du titre : il s’agirait pour l’auteure de reprendre ce qui, dans l’existence de chacun d’entre nous, correspond à un flux aussi ininterrompu que décousu – ce monde « toutarrivesque » selon Dominique Fourcade, poète dont l’influence est sensible. De cette profusion Caroline Andriot-Saillant a tiré un texte minutieusement tissé, d’une variété à la fois formelle et thématique, qui a gardé en lui les traces du vrac originel, comme en atteste le titre du premier ensemble, Forges-fugues, affirmation simultanée d’un contour et de ses failles, puisque la langue fourche d’une expression toute faite à l'autre et que, par conséquent, le poème accueille la maladresse l’enveloppe.
Au-delà de la multiplicité des références, cette hétérogénéité se traduit par le lexique utilisé, traversant tous les registres : en quelques lignes, on passe de un café s’il-vous-plaît à la lumière des trous noirs lorsqu’ils coalescent ; le recours fréquent aux onomatopées : rruiii rruii rruii chuch (mhh mhhamh) chch rriii / (mhhaammhan) matin d’oiseau rruii sans fin soleil levé blanc ainsi que le mélange des langues – en particulier l’anglais qui fait souvent irruption dans des enchaînements polyphoniques : par voie postale. boîte de voix offertes à la terre. well you needn’t. les frontières infrangibles pour familles à passer refluent leurs déesses jusqu’à la mer ; les nombreux néologismes : saradébande, poingt, embaisement, clapper, kilientensive, éjouir, détranglée, apatrier, désimagière, corpsresp, xplore, xplose, exsoufle, etc. et un travail à la lettre près : col de l’échelle. llll. elle femme-fuir. lf fl fr liquide flot de. in sur. s’offre en amour collerette en doux ourlet des monts l’un sur elle lui souffle
Le caractère rhapsodique de cette écriture passe aussi par différents régimes du phrasé mis en place, d’une prose à la ponctuation variable à un vers heureusement éloigné de celui des tenants de la « ligne claire » à la mode qui, quoi qu’on en théorise, relève plus de la grammaire fonctionnelle que de la métrique. Une telle approche permet des effets sémantiques : Résonance du café rythme de la marche / à bout de bras / pas / de neige depuis quatre ans à Rouen des ondes noires / je dis neige en quatre / pas, rythmiques : l’assise tient / à / de / fil / de rasoir / à falloir / dire / to fall et sonores : l’écharpe échappe lâche les chevaux de trot de troie / nana nada nadada
Caroline Andriot-Saillant parvient ainsi à procurer une impression d’impureté fondamentale (l’une des parties s’intitule Les expressions monstrueuses), bienvenue à notre époque où les prétendues purifications sévissent ici et là, de la dénazification des uns au grand remplacement des autres. Ce choix d’un métissage effectif dans l’écriture elle-même (mon tambour anti-communautaire.) s’accorde d’ailleurs avec un souci politique manifeste à travers l’évocation du sort tragique des migrants d’Afrique ou d’Afghanistan.
Enfin, il faut souligner l’importance donnée au corps (la dernière partie est titrée Sur le corps des êtres humains) qui pourrait également expliquer les intentions de l’auteure, tant le poème essaie de constituer un équivalent sensoriel au fait d’exister. Cela dit, la plupart des expériences physiques évoquées – du regard à l’écoute en passant par les rapports sexuels – se font via des filtres culturels ou, du moins, dans des allers-retours entre le sensible et des « savoirs » qui s’y trouvent associés (soit mon cadre de vitre soit la tour ébréchée de Poussin ou bien Dürer prend à contre-taille l'air du jour), ces détours prenant parfois l’allure de détournements : une chose est une chose est une chose est une chaise ; eyes wide chut ; A noir une couleur et nébuleuse encore.
Quant aux mobiles de son écriture, Caroline Andriot-Saillant les mentionne au fil du livre avec autant de justesse que de pudeur : On dit qu'il faut partir parce que la mort est là suivie d'un grand silence : de quels moyens disposez-vous pour relancer l'accord ?
* « Flaubert fait du bruit » sur le site Flaubert ; « Des livres d'éclairs (1) » dans Catastrophes n°16 ; « Reprises (2) » et
« Ballad-limite (1) » sous le titre « Des chiffres » dans L'Intranquille n°21 et 22.