PANOPTIKON, Philippe Labaune par Bruno Fern
Dans sa préface, Jean-Marie Gleize évoque Rimbaud avec raison car, le titre de l’ouvrage correspondant au fait de voir sans être vu, il s’agit tout autant ici d’un voyeur (« un œil dans la serrure de mon optical toy ») que d’un voyant à la recherche de « l’agencement des images / le mouvement absolu de tout ce qui change / l’immensité du futur et du passé ». En effet, il est aussi bien question de choses et d’êtres vus dans des espaces diversement étendus, que de visions intérieures, ces deux modalités s’entremêlant puisque l’écrivain observateur ne peut qu’interférer avec l’objet observé, au risque de s’y dissoudre : « Disparaître dans le paysage à toute vitesse »
Cette passion scopique renvoie également à celle qui domine notre société qualifiée « de transparence », poussée jusqu’à la vidéosurveillance-pour-notre-sécurité, Philippe Labaune ayant justement choisi comme citation liminaire un extrait de « Surveiller et punir » de Michel Foucault – mise sous surveillance qui ne date pas d’hier pour le sujet parlant : « dieu te voit disait papa / et les doigts / et la bouche / et le sexe ». Qu’elles soient issues de la photographie, du cinéma, de la peinture (de Dürer en remontant jusqu’à la Préhistoire), du théâtre (Philippe Labaune est metteur en scène et écrit pour le théâtre), etc., de multiples images, du panorama au gros plan, passent sans cesse sous l’œil du narrateur, y compris celles de lui-même – significativement, le titre de l’un des textes ne peut se lire que dans un miroir. Elles ont souvent trait à la sexualité (« regarde au travers du mur tiens la tête et la verge dure dans sa main »), et à la mort, notamment avec l’évocation de meurtres dont le lecteur se retrouve témoin : « une expression de terreur tourne la bobine tourne la bobine les yeux au travers une fille a été assassinée hier soir ». Beaucoup d’entre elles, échappant à l’universel reportage 24 h/24, constituent les seules traces, matérielles (« j’en ai une photographie en noir et blanc ») ou psychiques (rêves et souvenirs d’« un fantôme livré aux fantômes ») de lieux et d’êtres à jamais disparus : « je danse une prière pour mes morts » Cette orientation mémorielle explique la fréquence des allusions à l’enfance, c’est-à-dire à un temps où l’on était privé de l’usage des mots : « infans est une ligne d’ombres »
Cela dit, l’afflux incessant des images n’empêche pas, bien au contraire, le fait qu’elles finissent par aveugler celui qui les regarde : « il faut fermer les paupières renoncer à la parole rester muets aveugles éblouis », le paradoxe étant que les limites de la représentation iconique incitent l’ex-« petit monsieur » à ne pas renoncer à parler en recourant à l’écriture, même s’il sait que cet autre angle d’attaque produit à son tour ses propres images qui, elles aussi, ne peuvent pas coïncider exactement avec la profusion du réel. Pour cela, Philippe Labaune fait feu de tout bois à travers une alternance de blocs de prose non-ponctuée mais travaillée sonorement et rythmiquement (« welcome silence dans la vallée c’est l’aveu la liste de mes crimes c’est le temps de la passe le passage l’instant impasse ça s’étire en longue langueur »), de brefs poèmes en vers et des doubles pages divisées en deux parties égales par une unique ligne où les mots en majuscules forment un texte qui court tout au long du livre : « REGARDES FIXEMENT LA PAUME SANS MIROIR UN ART FOSSILE TU ÉTABLIS DES RAPPORTS TU PEINS SUR UNE ÉCORCE AINSI DISPARAÎT LE CORPS TU PEUX DIRE »
De plus, l’auteur brasse tous les lexiques, du trivial au savant, qualité toujours rare en matière de poésie, et glisse discrètement quelques échos littéraires, comme celui-ci à Franck Venaille : « et le capitaine de l’angoisse animale scrute et note doigts repliés dans les paumes » En somme, on tient là un livre qui, à sa manière, illustre ce qu’énonçait Christian Prigent : « On synthètise images via odeurs, bruités, sensations en vrac.* »
*Demain je meurs, P.O.L, 2007.