Francis Ponge / Christian Prigent, « Une relation enragée » par Bruno Fern
Dès sa première lettre en date du 13 août 1969, l’essentiel est affirmé par l’étudiant Christian Prigent justifiant le choix du sujet de son mémoire : « j’ai choisi de traiter de votre œuvre, la seule au fond qui me semble vraiment décisive et absolument "nécessaire" parmi les œuvres modernes cataloguées sous le titre "Poésie"… Précisément sans doute, entre autres raisons, parce que vous refusez ce dénominateur commode et vide. » – choisir Ponge, c’est donc autant admirer l’écriture de celui qui voulait « désaffubler périodiquement la poésie » (Le Grand Recueil, 1961) que s’opposer avec lui à une certaine « idéologie poétique », comme Prigent l’explicitera dans le préambule de son travail, en plaçant dans le camp adverse Éluard, Aragon, Valéry, Saint-John Perse et Char, tenus pour appartenir aux Grandes-Têtes-Molles de l’époque.
Entre l’écrivain reconnu (du moins par les dites avant-gardes) et le jeune « Breton pur sang sympathique distingué » (agenda de F. P., 06/12/69) qui, bien que sous l’influence de Tel Quel, lance alors la revue TXT avec Jean-Luc Steinmetz, les premiers échanges, non seulement à travers les lettres mais aussi les rencontres et l’envoi de livres et de revues, portent sur les textes du poète débutant, les impressions de chacun sur des expositions (Klee) et les auteurs contemporains – Jean Paulhan, Denis Roche, Philippe Sollers et « les gens de Tel Quel » auprès desquels Ponge introduit Prigent. Ils révèlent des proximités, un respect mutuel et une affection grandissante dont Ponge ne peut que se réjouir, lui qui écrivait dans Pour un Malherbe (1965) : « Il nous faut former à la fois notre œuvre et le public qui la lira. Nous sollicitons quelques jeunes gens et l’avenir. » Cela dit, dès le début les désaccords ne sont pas passés sous silence (ainsi Ponge critique-t-il la dimension « carnavalesque» de certains poèmes de son correspondant et ne partage pas ses réserves sur Jacques Dupin), ce qui n’empêche pas l’élaboration d’un numéro 3/4 de TXT entièrement consacré à l’œuvre de Ponge dont Prigent estime que son auteur a raison de la juger comme constituant « un apport au moins aussi radical que celui de Bataille ou d’Artaud » (C.P., lettre du 14/01/70).
Retardé par divers obstacles, ce numéro paraît enfin au printemps 1971 et dans son « Ouverture » Prigent précise au nom des membres de la rédaction que leur démarche à l’égard de Ponge s’inscrit autant dans une « lutte dont l’objet n’est rien d’autre que la destruction (ou non) des idées dominantes, c’est-à-dire, pour citer Marx, des "idées de la classe dominante" » que « comme lecture de notre propre projet : le travail que tente TXT »[1]. Inscription donc à la fois politique et littéraire d’une dynamique txtienne en pleine affirmation de sa singularité – l’éditorial du n° 2 bis (hiver 1970) indiquait déjà que TXT ne se considérait pas comme « un simple satellite de Tel Quel ».
Entre un Ponge passé d’un engagement communiste (1937-1948) à un fervent soutien au gaullisme et une revue où Mao-Tsé-Toung est souvent cité – même si c’est en insistant sur « l’autonomie relative » de l’art envers la sphère politique – il ne peut qu’y avoir des étincelles, ce dont témoigne la pique lancée par Ponge à la fin de sa contribution à TXT 3/4 : « Ainsi, jeunes (croyez-vous) collaborateurs de TXT, vous aurai-je incité, peut-être, à méditer sur l’historicité de notre langue, dont je vous défie bien de vous évader jamais. » Que Ponge soupçonne les révolutionnaires txtiens de vouloir faire table rase du passé (soupçon d’ailleurs injuste : ils donneront vite des preuves du contraire en publiant Quevedo, Philippe de Beaumanoir, des proverbes médiévaux, etc.) relie évidemment politique et littérature mais c’est essentiellement sur ce second point que les relations entre le « grand écrivain » et le « jeune homme » se gâtent à partir de 1973, quand Prigent envoie à Ponge sa lecture de l’ensemble de textes intitulé Le Soleil placé en abîme (Le Grand Recueil, 1961). Même si l’envoyeur prend des pincettes pour introduire son travail – « Trop de "psychanalyse" sans doute là-dedans… Mais votre "Soleil" y ouvre grandes les "portes humides de son centre". Texte un peu trop "tiré", aussi, sans doute ? Mais tirer la langue, "tractions de la langue", c’est encore vous citer. » (lettre du 09/07/73) – Ponge ne réagira qu’au colloque de Cerisy qui lui est consacré en août 1975 ; interrogé après l’intervention de Prigent, il déclare : « J’ai été aussi frappé, comme cela, par la proximité des mots anal et analyse. Dans mon texte, il me semble que l’anal est beaucoup moins que dans les analyses. » À propos de cet incident, Prigent écrira notamment, des années plus tard, que la question qu’il avait posée pouvait se résumer ainsi : « Qu’est-ce qui, dans l’œuvre de Ponge, se trouve épongé par le coup de torchon d’une autocensure hygiénique ? »[2]
La rupture – en des termes très violents – survient deux mois après, à l’occasion de ce que Prigent qualifiera d’ « anecdote assez farce qui a fait déborder la coupe qui se remplissait peu à peu de venin œdipien (pour moi) et de bile paternaliste déçue (pour lui) »[3], Ponge ayant refusé de le soutenir dans ses démarches afin d’obtenir une bourse de la Caisse Nationale des Lettres. En 1984, Prigent adresse à Ponge une lettre d’excuses qui ne recevra de réponse qu’au bout d’un an. Les deux correspondants projettent de se revoir mais après plusieurs rendez-vous manqués (Prigent est alors en poste à Berlin) le décès de Ponge empêchera ces retrouvailles : « Ne pas l’avoir revu sera l’un des regrets de ma vie. Ma dette envers lui est énorme. »[4]
Ces 109 lettres, ainsi que la préface et les notes éclairantes de Benoît Auclerc[5], permettent une approche extrêmement vivante de ce qui appartient désormais à l’histoire de la littérature : les premières années de TXT ; ses rapports stratégiques avec les autres revues – surtout Tel Quel mais aussi Critique, Promesse, Art Press, etc. ; le positionnement respectif de Ponge et Prigent dans le milieu littéraire. Elles présentent également l’intérêt de mieux discerner, au fil des échanges, ce que peut recouvrir pour Prigent ce mot de « dette » envers Ponge : le refus d’un lyrisme subjectivo-fadasse, une conception de la langue qui ne saurait être en adéquation avec le monde muet des « choses » ou, malgré les différences manifestes de mise en pratique, le souci d’une écriture rigoureusement matérialiste : « Que vous écriviez, par exemple, "dieux merci", en prenant soin de noter l’x du pluriel, me réjouit tout particulièrement. Non pas tant pour l’affirmation de principe qu’une telle variation significative comporte, que pour cette attention fascinée au détail formel, au corps de la lettre » (C. P., lettre du 30/05/70). Quant à une autre fascination, celle de l’écrivain en formation envers son « maître », il fallait inévitablement que Prigent y échappe pour trouver sa propre voix – et cette admiration aussi profonde qu’exempte de toute révérence était sensible dès le Journal de l’étudiant travaillant sur son mémoire et travaillé par lui en 1969 : « Dans Ponge jusqu’à en être pongéifié, empongé, pas près d’être é-pongé : et vlan passe-moi les Ponges : Ponge Pilate, Ponge créole, ponge toujours tu m’intéresses, honny soy qui mal y Ponge. »
[2] Point d’appui, P. O. L, 2019. Prigent était déjà longuement revenu sur ce sujet dans La Langue et ses monstres, P. O. L, 2014.
[3] Christian Prigent, quatre temps / rencontre avec Bénédicte Gorrillot, éditions Argol, 2009.
[4] Ibidem.
[5] Du même auteur, on lira avec intérêt la récente contribution au n°2 des Cahiers Francis Ponge, Classiques Garnier, 2020.