Revue NU(e) n° 61 par Bruno Fern

Les Parutions

29 déc.
2016

Revue NU(e) n° 61 par Bruno Fern

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Revue NU(e) n° 61

Pour qui veut mieux connaître l’œuvre de l’essayiste, poète et traducteur qu’est Jean-Claude Pinson et, au-delà d’elle, s’intéresser à certains enjeux littéraires majeurs, la lecture de ce numéro paraît indispensable.

Tout d’abord, on peut y découvrir trois inédits : une Tresse chinoise où l’auteur entrelace avec subtilité un voyage effectué en Chine en 2007, un livre en cours d’écriture[1] à ce moment-là, des dessins de l’artiste plasticienne Marie Drouet (ici reproduits) et différentes réflexions de Roland Barthes[2] sur la parenté entre le Texte et le tissage ; une Pastorale surréaliste à Nantes et quelques Pages écartées du dernier ouvrage paru, Alphabet cyrillique[3].

Ensuite et surtout, à travers une douzaine de contributions, ce numéro permet de cerner la trajectoire de J.-C. Pinson et ce avec une lucidité dénuée de toute complaisance, à l’image de celle que l’intéressé adopte envers lui-même, militant politique que Pierre Bergounioux nomme son « camarade chinois [qui fut] absorbé, enseveli, quinze années durant, dans le militantisme absolu, clandestin, auquel une fraction de notre génération a sacrifié, après Mai, quand la conjoncture, déjà, se retournait ». Désenchanté à l’issue d’un tel engagement, il est alors revenu vers l’écriture et tente depuis lors de tenir les deux fils ensemble puisque en permanence à la recherche de ce que Laure Michel appelle un lyrisme free jazz  qui « désigne non seulement l’accent mis sur de nouvelles formes d’énonciation, sur un mélange des voix et des registres […] mais fait place en outre à une exigence politique toujours plus affirmée dans l’œuvre ». Cette double préoccupation se retrouve particulièrement dans la notion pinsonienne d’un « poétariat » auquel participeraient « tous ceux qui, confrontés aux mutations du système capitaliste (à diverses dormes de précarité), refusent la soumission et se saisissent de ses modalités nouvelles (celles notamment du travail intellectuel) pour inventer, au jour le jour et dans les interstices, des formes de vie, sinon alternatives, du moins soustraites au système dominant »[4]. De même, ce que l’auteur entend par « poéthique » constitue une façon pour lui d’affirmer, loin de tout autotélisme, l’existence inévitable d’un sujet éprouvant, donc nécessairement inscrit dans la société et concerné par elle, inscription subjective qui ne le fait pas sombrer pour autant ni dans une « écriture engagée » ni dans l’épanchement narcissique. Pour cela, J.-C. Pinson veille à se tenir à équidistance de ces deux pôles que sont le sentimental « (au sens de Schiller), réflexif, soucieux de documents et d’arguments, propre à la philosophie et à l’essai »[5] et le naïf, entendu comme une importance donnée à l’expérience sensible, sachant que le lyrisme qui en résulte s’en trouve traversé par des forces a priori incompatibles entre elles[6].

Enfin, deux traits caractéristiques de l’auteur sont ici longuement mis en valeur : le premier tient à son souci manifeste d’une invention sans cesse renouvelée à travers un « lent, très lent devenir-écrivain »[7] qui fait écho à ces propos de Dominique Fourcade qu’il citait dans Sentimentale et naïve[8]: « il est odieux, il est immoral de ne pas inventer », J.-C. Pinson cherchant à écrire un livre qui fasse « jouer des modalités énonciatives diverses, abolissant les anciennes hiérarchies entre culture populaire et haute culture, prenant acte de la créolisation généralisée des langages »[9] ; le second est l’attention qu’il porte non seulement aux « Anciens » (on croise dans ses livres Hölderlin, Leopardi, Homère, Thoreau, Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire, Melville, Pessoa, Oblomov, Pasternak et bien d’autres encore) mais également à bon nombre de ses contemporains, en observateur aussi rigoureux que participant. En effet, il n’hésite pas à prendre position : ainsi, il exprime sa méfiance envers l’avant-garde autoproclamée (« un label permettant à quelques artistes de mieux se vendre, à l’institution de se croire à l’heure, et au marché de fixer des valeurs quand plus grand-chose ne semble garantir les cotes ») ou envers la primauté accordée par certains à l’oralité sur un objet livre prétendument passif : « l’invention, l’innovation ne sont pas l’apanage des seuls poètes qui ont quitté l’espace littéraire. Elle est possible sur le « vieux » support papier »[10] Par ailleurs, il critique les partisans d’une supposée pureté poétique : « Le vers seul et l’écriture « blanche », l’air raréfié qu’on y respire, m’ont paru très insuffisants pour dire la prose chaotique d’un monde devenu très bariolé. »[11] Voici donc un écrivain indéniablement plongé dans le vif de ce monde-là.



[1] Drapeau rouge, éditions Champ Vallon (2008)

[2] Auteur essentiel pour J.-C. Pinson : « […] je ne propose pas de Barthes une approche érudite. Conduite ‘en lisant en écrivant’ (Gracq), ma lecture sera une lecture intéressée, ‘partisane’, au sens où l’entendait Baudelaire, c’est-à-dire commandée par une visée d’écriture personnelle […]» (Poéthique. Une autothéorie, Champ Vallon, 2013). 

[3] http://remue.net/spip.php?article8191

[4] Entretien (passionnant) avec Fabrice Thumerel.

[5] Ibidem. 

[6] « Jean-Claude Pinson est-il un lyrique ? S’il l’est, c’est à condition d’envisager la possibilité d’un lyrisme ironique : car ironique, la poésie de Pinson l’est sans cesse, parfois jusque dans ses accents les plus douloureux. » (Alexander Dickow)

[7] Poéthique. Une autothéorie 

[8] Éditions Champ Vallon (2002).

[9] Entretien avec Fabrice Thumerel. 

[10] Poéthique. Une autothéorie

[11] Entretien avec Fabrice Thumerel.

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