Marc-Émile Thinez, Exercices à trous par Bruno Fern
Que la poésie ait à voir avec les trous, Marc-Émile Thinez – qui est lui-même un trou noir pour la littérature, du moins pour qui voudrait le rencontrer au-delà de ses livres – l’affirme d’emblée via une citation de Paul Claudel en 4e de couverture : « Si vous voulez mon avis, je vous dirai que les poèmes se font à peu près comme les canons : on prend un trou et on met quelque chose autour. » À quoi, au risque de faire un grand écart, on pourrait répondre avec cette assertion de Christian Prigent : « La poésie tâche à désigner le réel comme trou dans le corps constitué des langues. »[1] Cela étant, que le dit trou soit situé hors de la langue ou en elle n’enlève rien à ce constat lucide de l’auteur : Une représentation bientôt se superpose à la précédente et parce qu’actualisée se veut plus proche de la réalité quand par nature elle en est – autant que celles à venir et passées – tenue à distance – la même distance infranchissable. Et c’est bien en raison de cette régression sans fin que l’écriture ne peut que faire le tour du trou en multipliant les approches, autrement dit les variations, le titre du livre rappelant autant le célèbre Exercices de style de Raymond Queneau que les textes lacunaires proposés aux écoliers.
Pour parvenir à ses fins, Marc-Émile Thinez fait feu de tout bois : prose conventionnellement ponctuée ou pas, qui va de l’aphorisme au récit à teneur apparemment autobiographique ; vers de différents calibres, du monosyllabe à l’alexandrin, échappant pour la plupart au si commun VIL (Vers International Libre, ainsi défini par Jacques Roubaud : « il n’est ni compté ni rimé, et plus généralement ignore les caractéristiques d’une tradition poétique dans une langue donnée ; il « va à la ligne » en évitant les ruptures syntaxiques trop fortes. »[2]). Ces derniers sont regroupés selon des formes classiques (sonnet, rondeau, suite de distiques, etc.) ou pas et on pourra y apprécier le travail sonore (des paronomases – fin du mois fin d’émoi fin mot / mot de la fin et fin de tout – aux vers holorimes : la pensée s’entête / la panse est sans tête) et l’inscription graphique (par exemple, à travers des calligrammes composés à partir des peu évitables lettres R, O et Q), sans oublier les anagrammes : trou de madame / drame de matou
Quant au trou, ici objet de toutes les attentions, les diverses acceptions du mot sont subtilement déclinées, du sexe féminin d’où chacun sort (et cherche aussi parfois à revenir) en passant par les autres orifices du corps (les neuf portes chères à Apollinaire), et des lieux plus ou moins perdus et/ou offrant une profondeur (sources, crevasses, gouffres et tutti quanti) jusqu’à celui de la tombe, notamment évoqué par l’ultime dessin d’un crâne sous lequel est détournée la fameuse formule duchampienne (L.H.O.O.Q.). Loin de tout catalogue post-objectiviste, l’auteur prend garde à varier les tonalités, du savant (définitions du dictionnaire, type d’ouvrage dont on connaissait déjà l’importance pour Marc-Émile Thinez[3], liste des synonymes et des nombreux usages : faire son trou / trou d’usure / d’aération / trou de la sécu / trou de nez / trou de souris ; références issues de la littérature, la musique et la philosophie, de Villon à Gainsbourg ; langues étrangères, du somali au gascon) au populo, les deux registres étant souvent mêlés : abîme XXS que ça s’peut ?; le trou c’est l’ergastule. le mitard. l’isolement Entre autres qualités, cet ouvrage, qui tente ouvertement d’illustrer l’un des projets de Flaubert (« Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait lui-même par la force interne de son style [...] »[4]) ne manque donc pas d’humour, même s’il est quelquefois grinçant : madame / madam / ma’am / mad I am // mad ham / jambon fou / bonnes gens fous // au trou !