L'œuvre poétique de Dominique Fourcade par Laurent Fourcaut par Bruno Fern

Les Parutions

31 mai
2019

L'œuvre poétique de Dominique Fourcade par Laurent Fourcaut par Bruno Fern

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L'œuvre poétique de Dominique Fourcade par Laurent Fourcaut

Pour la première fois, l’œuvre de Dominique Fourcade, poète majeur né en 1938, est présentée dans son ensemble par l’un de ses lecteurs les plus attentifs qui l’étudie depuis près de vingt ans1. Elle est ici appréhendée sous l’angle d’un lyrisme qui essaierait de capter le « tout arrive »2, autrement dit « la polyphonie désarticulée du réel », y compris celle déjà passée au filtre d’autres écrivains ou d’autres arts : la peinture et la sculpture (D. Fourcade est critique et historien d’art, spécialiste de Matisse), le cinéma, la danse (L. Fourcaut consacre un chapitre aux relations entre l’écriture fourcadienne et cette discipline, notamment avec le travail de Mathilde Monnier et d’Anna Teresa De Keersmaeker), la chanson, la musique, en particulier le jazz, l’improvisation étant l’une des préoccupations de l’auteur : j’aime laisser faire à un mot tout ce qu’il peut faire / destinalement // d’improvisé »3

Après avoir fait paraître, entre 1961 et 1970, quatre livres placés sous le signe de René Char (figure dont la portée fut encore affirmée dans un ouvrage paru en 2007, Chanson pour Saskia), D. Fourcade a cessé d’écrire pendant plus de dix ans. Publié chez P.O.L en 1983, Le Ciel pas d’angle marque donc le véritable début de son œuvre où il déclare d’emblée qu’il « ne vise pas à la possession, mais à établir la relation entre les parties constitutives de la totalité poétique ». Le livre suivant, Rose-déclic (P.O.L, 1984), soulignera à nouveau l’importance de ce jeu (terme à entendre dans tous les sens) entre les mots et les choses et, par conséquent, la volonté de « désécrire », opération qui, selon D. Fourcade, « consisterait à briser systématiquement les liens langagiers, culturels, idéologiques qui d’un même mouvement organisent et entravent le sens ». D’un tel choix découle la question centrale du rapport entre le sens et la mort puisqu’il s’agit de produire « un équivalent textuel de ça, c’est-à-dire du réel informe, débarrassé du sens, délivré de sa figure humaine », l’essentiel étant d’offrir la possibilité d’un déclic, d’une libération, même si elle ne dure que le temps des proses et des vers. L. Fourcaut exprime cette position en empruntant à un autre auteur qu’il a lui aussi longuement étudié, Jean Giono : « Je n’ai besoin que de créer des œuvres d’art. C’est ma jouissance. Je jouis d’elles comme d’un corps. »4 et les livres suivants de D. Fourcade viendront, en effet, confirmer cette recherche d’une écriture qui fabrique « pour le désir, ce qu’on pourrait appeler une matrice de synthèse ».

Tout au long de l’ouvrage, L. Fourcaut, en s’appuyant sur l’analyse détaillée de nombreux extraits et en confrontant l’écriture fourcadienne aux champs qui lui sont chers (par ex., le modèle de Degas dans Le Sujet monotype, P.O.L, 1997), montre comment cette dernière a tracé peu à peu ses propres lignes à travers une pratique résolument matérialiste de la langue qu’elle tente de lessiver des sens dits communs depuis l’enfance (cf. Est-ce que j’peux placer un mot ?, P.O.L, 2001) et de tous les poétismes divers et variés, de façon à « désaffubler la poésie » comme le souhaitait déjà Ponge. Elle tend ainsi à se rapprocher d’une « phrase fondamentale où tout était exposé et dont il ne subsiste que des phrases off qui la longent, la coupent ou s’y superposent »5. Pour autant, cette déperdition inévitable n’empêche pas D. Fourcade de faire face à l’altérité radicale du réel dans toute sa trivialité – et c’est évidemment là l’une de ses différences avec Char. Cette ouverture est particulièrement sensible à l’égard de l’Histoire – par exemple, la guerre d’Irak se trouve au cœur de l’ouvrage intitulé en laisse (P.O.L, 2005) qui, comme le précise l’auteur en quatrième de couverture, « est une réaction de l’écriture à des événements contemporains, notamment à la photographie d’un prisonnier irakien tenu en laisse par une soldate américaine, photographie qui colle à la peau du livre ». L’écriture fourcadienne ne saurait donc être fermée sur elle-même mais, au contraire, elle n’hésite pas à affronter l’horreur de l’époque : « Pas de dénoncer, pas de m’indigner, si horrible que soit la chose – mais d’exposer. C’est là qu’il faut savoir ce que l’on fait en tant qu’écrivain, ce qui revient à dire : accepter de ne pas savoir jusqu’où l’écriture va vous mener. »6 En cela elle cherche à absorber (cf. éponges modèle 2003, P.O.L, 2005) l’hétérogénéité du réel et, même si D. Fourcade sait qu’il ne pourra jamais totalement y parvenir, cela vaut la peine de « laisser advenir une parole rythmique, dansante, polymorphe, où le sens se démultiplie en liberté, et un moi capable de respirer l’air raréfié où, justement, il s’éclate ».


1 Par ailleurs, Laurent Fourcaut est lui-même auteur de nombreux ouvrages (de critique et de poésie) et rédacteur en chef de la revue de poésie Place de la Sorbonne.
2 Devise de Manet chère à D. Fourcade.
3 IL, P.O.L , 1994.
4 Journal (1935-1939)
5 Outrance utterance et autres élégies, P.O.L, 1990
6 Cahier Critique de Poésie 11, 2005, entretien avec Frédéric Valabrègue.

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