Du film performatif (collectif, dir. Éric Bullot) par Bertrand Verdier

Les Parutions

20 mars
2018

Du film performatif (collectif, dir. Éric Bullot) par Bertrand Verdier

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LE VERBE AYANT PRODUIT L'ORTIE DU PERFORMATISME (I)

 

« les commentateurs [..] se mirent à répéter imperturbablement d'un jour sur l'autre […] sans le moindre effort de renouvellement, la même concaténation de mots […] comportement journalistique pressé, paresseux, mouton-de-panurgique dans le traitement de la langue […]. Il fallait beaucoup plus de temps autrefois pour qu'un mot, un groupe de mots originaux épuisent leurs effets, par répétition ; [...] langue-muesli, langue du marché planétairement triomphant).

(Jacques Roubaud : Poésie : ; Seuil, 2000, collection Fiction & Cie, p. 215)

« Remettons donc à demain, au chapitre suivant, au moment suivant, à plus tard. (C'est fait ; j'ai remis.) »

(Jacques Roubaud : Poésie : ; Seuil, 2000, collection Fiction & Cie, p. 216)

« Je constate et répète simplement n'avoir jamais entendu ce genre de phrase : " Allons, il faut quand même être pragmatique : on n'a pas d'autre choix que faire la révolution ! ". »

(Jean-François Fontana, entretiens extorqués par l'auteur à bord d'un ferry sncm)

« Je Te jetterai des spores pour que Tu m'aimes encore »

(sagesse folklorique, xxie siècle :, cf. romans de l'époque)

« Le cantique muet que chante le plaisir »

(Charles Baudelaire : Femmes damnées ; in Les Fleurs du mal)

 

 

Nombreux sont les articles déplorant que nombreux soient les articles déplorant l'acceptation charivarique des termes "performance" et "performatif". Il n'était donc pas illégitime que le médium cinéma, à l'ère des post-médiums intersémiotiques et des gares intermodales, à son tour s'en affublât. À s'en tenir toutefois à la définition du performatif par son inventeur J. L. Austin, ce concept est inopérant pour les productions artistiques et, partant, pour les performances : « "étiolement" du langage, tel qu'il se produit lorsque nous l'employons sur scène, dans le roman et la poésie, dans les citations et lectures publiques. » (John Langshaw Austin : Quand dire, c'est faire ; Seuil, 1970, collection Points, p. 108). Il ne saurait donc y avoir de performance performative.

En excipant d'une textualité systématique, Du film performatif estime pourtant justifier son titre : « remplacer le film par son énoncé sous la forme d'une conférence illustrée ou d'une lecture » (DFP, 4e de couverture). Mais Austin avait anticipé : « en quel sens dire une chose, est-ce la faire ? […] un autre cas : en quel sens faisons-nous quelque chose par le fait dire quelque chose ? » (op. cit., p. 107), et peu de contributions satisfont à ses critères, quoi qu'en se croie pouvoir prétendre targuer la préface : « L'adjectif performatif emporte avec lui deux significations : l'une proprement linguistique, selon les critères proposés par Austin, […] la seconde relevant du champ plus général de la performance artistique. La pratique performative du film par de nombreux artistes ou cinéastes se situe à la jointure […] la performance artistique, qui insiste sur la primauté de l'événement et de l'expérience, emporte une dimension performative au sens linguistique » (Érik Bullot : DFP ; p. 9-10). L'invocation mal venue d'une étymologie néoplatonicisée se trouve même en flagrante contradiction avec le propos global du livre : « Étymologiquement parlant, tous les films doivent beaucoup au geste performatif. […]  pour moi, le mot reste très connecté aux racines étymologiques de "quelque chose d'accompli" : une forme complète ou la réalisation ultime d'une machine, la performance d'un moteur. » (Filipa César : DFP ; p. 239 et 242). [mon acquisition ce dimanche d'une tomme de chèvre place Maurice Faure, moyennant 1€40, aurait donc constitué un performage par rétrométathèse, si la recette de gratin à la doubeurre n'avait impliqué un formage mi-sec].

Plus réfléchie et fondée se propose la remarque de franck leibovici : « il me semble que le terme de film performatif n'apporte pas grand chose […] la forme qu'empruntera le film performatif pourra toujours être rabattue vers des formes déjà existantes dans d'autres disciplines. ce ne sera pas nécessairement du "jamais vu". » (DFP ; p. 168). La comparaison avec la performativité du "document poétique" », notion pertinente et alléchante, problématise davantage encore le volume.

Car si l'ensemble des contributions traite de pratiques alternatives au cinéma lucratif, les estampiller et griffer « performatives » s'avère un brin enthousiaste, du fait de l'ignorance de critères pourtant définitoires. Austin effectivement débouté, il faut alors supposer au titre les égides de la très médiatique querelle conséquente entre Derrida et Searle, puis des postulats et analyses de Judith Butler. Dans cette perspective, la pratique citationnelle de Esperanza Collado ("Choses dites une fois" ; DFP, p. 107-115) exemplifie et théorise une performativité intéressante du cinématographe (cf. entres autres :

« - Un anonyme : Comment va la peinture ?

- Cézanne : Imbécile, je ne fais pas de la peinture, je fais un tableau (18). » (p. 110)).

Silvia Maglioni et Graeme Thomson (p. 29-55) eux aussi se démarquent, qui insistent sur la dimension constitutive de la réception d'une performance : « nous avons invité des petits groupes […] à partager leurs propres visions du film non réalisé […] un autre "film" tendait à apparaître : le portrait de cette communauté dispersée en train de se dessiner et prendre forme » (p. 32-33). La référence à un peuple qui manque et que la performance ne cesse de (re)constituer désigne ipso facto ce qu'implique sans l'avouer le performatif d'Austin : le mutisme assentissant de ses spectateurs, condition sine qua non de son succès. Dire n'est en effet faire que si l'énoncé n'est pas contredit, que si le futur annoncé s'adoube de silence. Le rompre culbuterait l'immuable avenir engagé par les rituels, les conventions et règles qu'édictent les énonciateurs.

La performativité spécifique que pointent ces contributions se découvre notamment dans Bartleby de Herman Melville. Le ressassement de la phrase-réponse du personnage éponyme : « I would prefer not to » devient performance indéfiniment réalisée dans les multiples actualisations contextualisées de ses lectures. Partant, quelle qu'en soit leur poursuite le 23, les manifestations de ce 22 mars se peuvent appréhender comme relevant de telles performances, non au sens spectacularisé qu'en distilleront chiffres, media, politiques et initiateurs, mais au sens émancipateur qu'en conjure Jacques Rancière : « il s’agit de lier ce que l’on sait avec ce que l'on ignore, d’être à la fois des performers déployant leurs compétences et des spectateurs observant ce que ces compétences peuvent produire dans un contexte nouveau, auprès d’autres spectateurs » (Le spectateur émancipé ; La Fabrique, 2008).

Performative enfin se donnera la foule toujours accrue de sombres revenants aux portes des richards, foule du peuple qui manque (que certaine classe s'exténue à maintenir manquant), et qui aimerait mieux pas.

 

« in a manner of speaking
I just want to say
that just like you I should find a way
to tell you everything
by saying nothing »

(Tuxedomoon : Holy wars)

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