Jacques Dupin, Face à Giacometti par Tristan Hordé
Dominique Viart a eu l’excellente idée de rassembler six études (auxquelles est ajouté un poème) de Jacques Dupin (1927-2012) à propos d’Alberto Giacometti (1901-1966). Elles sont précédées d’un texte sur les circonstances de leur publication et d’une courte introduction à leur lecture. Dupin et Giacometti se sont rencontrés en 1953 et le jeune écrivain publie "Giacomettti, sculpteur et peintre" dans les Cahiers d’art de Christian Zervos ; très vite il fréquente l’atelier et le fera « 1 ou 2 fois par semaine »1 jusqu’en 1966. Il travaille à la galerie Maeght à partir de 1954, chargé notamment des expositions consacrées au sculpteur, de la préparation des catalogues, des affiches, et il sollicite des écrivains pour la revue Derrière le miroir — Sartre (1954), Jean Genet (1957, qui écrira L’Atelier d’Alberto Giacometti), puis Olivier Larronde, Léna Leclerq et Isaku Yanaihara (1961). Par ailleurs, Giacometti lui donne en 1956 un dessin pour son second livre, une eau-forte en 1960 pour L’Êpervier. Enfin, Maeght sollicite Dupin pour une étude qui aboutit en 1962 à Alberto Giacometti : texte pour une approche. C’est avec Michel Leiris, ami de toujours de Giacometti, qu’il prépare et publie les Écrits2 du sculpteur, livre essentiel pour comprendre son esthétique.
Pour Jacques Dupin, ce qui caractérise d’abord l’œuvre de Giacometti, c’est la volonté de restituer la réalité, sa complexité, qui lui semblait d’une beauté supérieure à tous les mondes rêvés, aux créations de l’art ». Une anecdote à ce sujet est éclairante : G. sortant dans la rue s’émerveille en regardant les passants, les arbres, les maisons. C’est pourquoi il copie inlassablement, parfois pendant des mois, le même modèle ou le visage de son frère Diego, obsédé par la nécessité pour lui de re-présenter ce qu’il voit, sans jamais y parvenir selon lui. La réalité la plus simple échappe à la reproduction par la terre ou la couleur, comme si elle résistait à toute approche, à toute prise, qu’elle refusait le commentaire qu’est le tableau ou la sculpture. Giacometti, répondant à des questions, répond dans Écrits : « je sais qu’il m’est tout à fait impossible de modeler, peindre ou dessiner une tête, par exemple, telle que je la vois et pourtant c’est la seule chose que j’essaie de faire. Tout ce que je pourrai faire ne sera jamais qu’une pâle image de ce que je vois. » (p. 84)
Ce qui est vécu comme un échec, qui a entraîné la destruction de nombreuses sculptures, aboutit à l’élaboration d’une œuvre singulière, « autarcique ». Les sculptures, quelle que soit leur taille, échappent à toute ressemblance avec le sujet choisi, existant donc sans relation à la réalité observée. Si le sculpteur et le sujet retenu sont cependant liés, c’est « par l’impossibilité de tout rapport », comme si le sujet sculpté se refusait à jouer le rôle qu’on lui assignait, la sculpture « porte en elle sa distance et nous tient en respect ». Dupin fait la même observation à propos des figures peintes : le sujet, seul sur la toile avec un fond indifférencié, semble toujours ailleurs par rapport à tout ce qui l’entoure, comme s’il n’y avait que du vide autour de lui, vide qui l’isole du monde, le sépare des autres sujets. Le dessin, fondement essentiel dans l’esthétique de Giacometti, n’est jamais continu, volontairement imprécis, sans cesse repris, son « indétermination recherchée (...) repousse l’œil ». Rien d’étonnant également que les textes des Écrits, quand il ne s’agit pas de répondre à des questions, laissent lire une discontinuité analogue.
Giacometti, lorsqu’il prépara le décor de En attendant Godot, la pièce de son ami Samuel Beckett, proposa une figure proche de ses sculptures, un « arbre maigre, solitaire ». Toute son œuvre, et Dupin reprend dans ses différents articles cette idée, « ne renvoie l’artiste qu’à sa propre solitude et à son effort pour la rompre ».
1 Dupin, cité par D. Viart, p. 10.
2 Alberto Giacometti, Écrits (Hermann, 1990), réédité par la Fondation Giacometti en 2008 (Écrits, articles, notes et entretiens) chez le même éditeur.