Joseph Joubert, Le courage d’être heureux par Tristan Hordé
La totalité des carnets de Joubert (1754-1824) ont été publiés seulement au XXème siècle, en 1938, sous le titre Carnets par André Beaunier qui a établi le texte à partir des manuscrits ; ils ont été réédités en 1994. On ne peut attendre d’un recueil de 180 pages de restituer un ensemble qui en compte plus de 1300 mais, pour le moins, qu’il ne réduise pas Joubert à n’être qu’un moraliste dans la lignée de Pascal, La Bruyère, Vauvenargues, etc., ce qu’ont fait la plupart des anthologies proposées depuis l’édition intégrale : chacun a eu son Joubert, chrétien, moraliste, penseur de la poésie ou « poète platonicien » pour Georges Poulet dans ses Études sur le temps humain. La brève préface de ce nouveau choix insiste sur la volonté de Joubert de « saisir l’essence du langage, de la création artistique » et, heureusement, le choix préparé par Stéphane Bernard ne reproduit pas pour l’essentiel les manques habituels de lecture.
Il est nécessaire de rappeler que Joubert n’a pas publié de son vivant une ligne de ce qui lui tenait à cœur, ses carnets, contrairement à son ami Chateaubriand ou aux écrivains qu’il a connus, comme Diderot et Restif de la Bretonne : « Je suis, je l’avoue, comme une harpe éolienne qui rend quelques beaux sons, mais n’exécute aucun air. » Il écrivait régulièrement, cherchant à comprendre ce que devait être un écrit, un livre, ce parcours n’aboutissant qu’à des questions qui n’excluaient pas la possibilité d’une publication mais elle était soumise à des conditions précises :
22 octobre [1799]
Mais en effet quel est mon art ? quel est le nom qui distingue cet art des autres ? quelle fin se propose-t-il ? que produit-il ? que fait-il naître et exister ? Que prétends-je et que veux-je faire en l’exerçant ?
Est-ce d’écrire en général et m’assurer d’être lu ? Seule ambition de tant de gens ! est-ce là tout ce que je veux ? (...)
C’est ce qu’il me faut examiner attentivement, longuement et jusqu’à ce que je le sache.1
Il défend parallèlement le fait de publier peu, en renvoyant aux classiques du XVIIème siècle et en concluant que « les très bons écrivains écrivent peu parce qu’il faut beaucoup de temps pour réduire en beauté leur abondance et leur richesse. » De là vient le rejet des ouvrages de circonstance, à propos de faits passagers, toujours « bavards », « faits par babil ». De là aussi le report à un temps indéfini du projet d’un livre, « Quand ? dites-vous. Je vous réponds : — Quand j’aurai circonscrit ma sphère. »2 Il est resté, selon la formule de Maurice Blanchot dans Le Livre à venir (p. 63) « Auteur sans livre, écrivain sans écrit ».
On comprend avec ces interrogations sur sa propre écriture que les carnets de Joubert tenaient pour lui du journal intime, il suffit de rappeler que rien n’en a été diffusé de son vivant. On relève en effet de nombreux passages qui ne concernent que leur auteur, à commencer à la mort de sa mère par la très simple notation, « Ma pauvre mère ! ma pauvre mère ! », reprise plusieurs jours. Il a multiplié les notes à propos de son propre comportement, qui éclairent d’ailleurs sur sa manière de vivre, comme « L’occupation de regarder couler le temps », « Que le monde est enchanté » ou « Le silence — Délices du silence — (etc.), « ... mais à la fin vient une année où l’on vieillit. » On réunirait aisément un florilège autour des multiples sujets qui intéressent la vie de l’esprit et les relations humaines, les carnets étant fondés sur la vie dans tous ses aspects, sans que Joubert ait cherché à introduire un ordre exclu pour préserver la discontinuité des notations journalières, « Je suis comme Montaigne, « impropre au discours continu » notait-il.
Il aborde la question du style en renvoyant à Chateaubriand ou à Tacite, il juge favorablement des écrivains (Corneille) ou non : Voltaire, sa bête noire, il s’interroge sur l’ambiguïté de certains propos, sur l’étymologie des mots, il s’oppose à tout fanatisme, etc. Il réfléchit aussi très souvent à ce qu’est la religion, vrai « remède » : pour lui, « Dieu est le lieu où je ne me souviens pas du reste », ce qui entraîne d’ailleurs une remarque générale, « Il faut que quelque chose soit sacré ». C’est cet éclatement de l’écriture, la variété des sujets qui expliquent la tentation de ne retenir que certains passages et d’oublier les développements de la pensée, pourtant fréquents, et de présenter un Joubert moraliste. Lui-même ne rejetait pas les préceptes et écrivait : « Chercher la vérité. Oui, s’il ne s’agit que de sçavoir [sic] ; mais s’il s’agit de vivre ? Alors, la sagesse vaut mieux » et l’année de sa mort : « La sagesse est le repos dans la lumière »3, sagesse qui s’exprimait par des aphorismes de portée générale (« Ne coupez pas ce que vous pouvez dénouer »), à propos du comportement dans la société (« Hommes droits comme des roseaux. C’est-à-dire prêts à plier au moindre vent ») ou dans les relations humaines (« Quand mes amis sont borgnes, je les regarde de profil »).
Esprit exigeant, Joubert n’a pas cédé aux injonctions de ses amis (Chateaubriand, Fontanes) pour qu’il publie ses méditations journalières. On suit l’analyse de Blanchot4 qui lit dans les Carnets « une obstination lucide à se porter vers le but ignoré, une extrême attention aux mots, à leur figure, à leur essence et, enfin, le sentiment que la littérature et la poésie sont le lieu d’un secret qu’il faut peut-être préférer à tout, même à la gloire de faire des livres. » On suivra en filigrane cette recherche de Joubert dans cette nouvelle anthologie, avec le plaisir de l’agréable présentation qu’offrent les éditions des instants nées avant l’été.
1 Joseph Joubert, Carnets, I, 309. Seul le recours à l’édition intégrale est signalé par une note. Les autres citations sont empruntées à l’édition recensée.
2 id., I, 394.
3 Carnets, II, 292.
4 Maurice Blanchot, Le livre à venir, Gallimard, 1959, p. 71.$