K.O.S.H.K.O.N.O.N.G., n° 22 par Tristan Hordé
Rappelons que le premier numéro de la revue de Jean Daive avait publié des poèmes de Lorine Niedecker : elle est née et a vécu dans le Wisconsin, près du lac Koshkonong : ce mot indien Winnebago signifie « le lac qui est la vie ». La poésie américaine a toujours sa place avec trois poètes, traduites par Martin Richet. Une lettre de Kathy Acker (1947-1987) met en valeur une écriture toujours en éruption ; tenant toujours au cours de ses performances à citer les « VRAIS NOMS », elle répond aux critiques, « Non, je n’ai aucun respect » ; l’un de ces noms était celui de la « petite amie » de son mari pour qui, écrit-elle, « son con est sacré ». Le ton de sa lettre donnera envie de lire ses romans traduits en français*. On lit ensuite des extraits de Le Désuivre de Lyn Hejinian (1941) dont on connaît un livre remarquable, Ma vie* ; sa poésie est construite à partir de notations à propos de ce qui est ou pourrait être — « Le réel est conditionnel ». L’ensemble donne une idée d’un puzzle impossible à organiser, d’une réalité éclatée dont on peut seulement énumérer des éléments, comme dans ces vers : « Les étoiles sont des bouts de feu qui se sont éloignés de la terre / Comme les fourmis nous devons vite choisir / [etc. ] ». Le poème de Marlène Dumas porte, lui, sur la relation à l’écriture, « J’ai vu la gloire et le pouvoir du mot / J’ai éprouvé le pouvoir de la répétition, / l’ivresse de l’excitation rythmique rhétorique ». Elle précise pourquoi elle s’écarte de « politiques de l’interprétation » et s’éloigne de la théorie et, en accord avec Marcel Duchamp, pense que « l’œuvre d’art n’est pas synonyme d’intention » ; en même temps elle s’interroge sur le rôle que peut avoir une œuvre d’art dans la société.
À ce propos, on peut dire que Rimbaud a changé la lecture de la poésie, c’est sans doute pourquoi Jérémie Bennequin (première page de couverture) part d’un de ses poèmes les plus lus, "Voyelles". Plus précisément, il écrit un sonnet autour de la lettre E (e, é, è), présente dans tous les mots, non plus La Disparition mais la présence partout — on peut d’ailleurs lire une allusion à Perec dans « voyelle / disparue ». Le schéma des rimes est identique à celui de "Voyelles" pour les tercets ; pour les quatrains, à (ABBA x 2) correspond ici (ABBA/CDDC) ; le sonnet est en vers de douze syllabes, tous n’étant pas des alexandrins. Il est sous le signe du féminin dès le titre (« Elle »), avec « lettre femme », « fleur des lèvres » et « reine blanche », mémoire de « rois blancs » de Rimbaud. Il évoque aussi un monde autre, d’un temps qui commencerait ou qui aurait été, avec les mots « (encre) originelle », « ténèbres », « lumière d’un éden perdu », « Genèse », monde instable cependant avec le rapprochement de « enfants » et « cendres », de « E muet » et « écho », redoublé avec les derniers mots isolés, « epsilon silencieux ».
Un deuxième poème de Jérémie Bennequin a pour titre "Phantasma", donné en caractères grecs. Dans les strophes de trois vers de douze syllabes, seuls deux sont rimés selon un ordre complexe (AbA, cDD, eFF, GhG, iJJ, KKl, MMn). Le poème est construit autour de la figure de la Gorgone / Méduse, variation sur l’illusion, « l’abyme du voyeur », l’« image comme regard — spectre de Méduse ». La quatrième de couverture donne une idée d’une autre forme de l’activité de l’auteur ; il s’agit d’une transformation du texte de la Genèse (« tapuscrit sur lange ») qui, maculé par endroits, copié comme écrit sur une vague et devenant une onde, perd de sa lisibilité : œuvre de peintre avec pour prétexte l’écrit.
Isabelle Garron reprend à deux endroits de la revue, sous le titre "Qui suis-je ?", une question dont elle sait qu’elle n’a pas de réponse, toujours « en attente », « suspendue », depuis Socrate. La réponse est d’abord « je suis l’auteur de quelques livres (etc.) », ce qui est une approche de la singularité ; dans la seconde version, qui reprend une partie de la première, la proposition est conservée, l’accent étant mis sur « l’exercice journalier des formes multiples ». C’est l’expérience de la « continuité mouvante », du « flux » des images, et non de la succession, qui est le sujet de "Voyage", un des textes qu’a écrit Bernard Noël à propos de notre situation dans le monde ; c’est une réponse possible à la question « qui suis-je ? » : "je" est peut-être seulement un « témoin » qui ne peut transmettre, « entre mémoire et oubli, que des images qui lui échappent ». Le récit de Michèle Cohen-Halimi, "Contrat de silence", n’est pas éloigné de la question de l’identité ; il porte sur le désir et son contrôle par la société par la voie du mariage, contrat par lequel « le sujet du désir reste un sujet de l’ordre légal de la société ». Ce contrat permet en théorie de répondre aux « risques de l’illimitation, de la domination, de l’excès du désir ». Refuser le contrat est le moyen de vivre son désir, de le parler — de commencer à répondre à la question « qui suis-je ? ».
* Don Quichotte est le dernier livre publié en français de Kathy Acker (éditions Laurence Viallet, 2010). Ma vie de Lyn Hejinian a été traduit (Presses
du réel, 2016) par Abigail Lang, Maïtrey et Nicolas Pesquès.