L'art de la traduction de Hugo Friedrich par Tristan Hordé

Les Parutions

22 nov.
2017

L'art de la traduction de Hugo Friedrich par Tristan Hordé

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   Hugo Friedrich (1904-1978) appartient à une génération de romanistes allemands, comme Leo Spitzer, Erich Auerbach, Ernst Robert Curtius, dont les travaux sur la littérature française ont été importants. Friedrich lui-même, avec son Montaigne (1) a marqué les études seiziémistes ; également italianiste, il ne pouvait manquer de s’intéresser à qu’est l’acte de traduire, en particulier au passage du français à l’allemand. Ses réflexions dans ce domaine ont abouti à L’art de la traduction, qui a d’abord été une conférence prononcée en 1965. 

   Il est de coutume d’insister sur l’absence d’équivalence d’une langue à une autre ; c’est une réalité que F. Heusbourg et J.-L. Giovannoni, dans leur préface, expriment de manière lapidaire, « Notre langue est l’impossible des autres ». Mais pour eux cela n’empêche pourtant pas de « mettre au jour les convergences, les points de rencontre, le territoire commun des langages ; ce qui nous relie, au fond, les uns aux autres, dans notre altérité. » C’est autour de cette altérité que Friedrich construit sa réflexion.

   Le cœur de l’étude consiste en un examen attentif de la traduction par Rilke d’un sonnet de Louise Labé(2), reproduit avec une traduction littérale d’H. F., de la traduction de Rilke, elle-même retraduite en français pour être comparée au texte original. Ce qui est précisément démontré, c’est que Rilke propose une adaptation, non une traduction. Louise Labé écrit à partir d’un patrimoine littéraire et d’un ensemble de conventions partagés par la plupart des poètes de son époque. Rien dans les éléments du sonnet amoureux n’est original, il s’agissait de « réaliser une nouvelle fois ce qui a déjà été dit, lier cette universalité au caractère unique de l’instant poétique. » Chaque poète reconstruisait à sa manière l’édifice, or Rilke abandonne la tradition du sonnet en ne respectant pas plus le schéma des rimes que la règle qui impose qu’un groupe syntaxique soit inclus dans un vers. Par ailleurs, pour Louise Labé, qui ne s’écarte pas de la tradition, l’Amour est souverain et l’amant n’en est en rien le maître ; Rilke laisse de côté cette conception et y substitue « l’idée moderne  de la subjectivité amoureuse et de sa fatalité ». 

   Ce qui est brisé, c’est à la fois ce qui fait l’originalité de la poésie de Louise Labé et une vision du rapport des hommes à l’Amour propre à une époque. Quand on lit Rilke, on découvre « plus une variation de sa plume qu’un miroir de l’original ». Autrement dit, ce type de traduction littéraire conduit à une appropriation d’un texte en négligeant ce qui, justement, lui est particulier. 

   Avant cette étude, H. F. détaille la manière dont l’acte de traduire a évolué au cours du temps, depuis les Romains qui considéraient que leur langue et leur culture n’avaient pas d’équivalent et qui annexaient le sens de certains mots sans les introduire en latin. On suit un autre exemple différent d’appropriation du sens qui laisse de côté la forme avec Malherbe : traduisant Sénèque, il abandonne l’expression ramassée du philosophe et met en place « la distinction de la prose du français classique ». Théorie et pratique de la traduction se transforment radicalement dans la seconde moitié du xviiie siècle ; si sont admises les différences syntaxique, lexicale et sémantique des langues, est en même temps mise en évidence « une parenté des formes intérieures » ; un rapprochement est alors possible « dans le domaine du style » et « la productivité stylistique de l’original (…) doit se repérer comme productivité stylistique de la langue d’arrivée ». Comme on l’a vu, Rilke reste extérieur à cette conception.

    On lira la postface du traducteur Aurélien Galateau, à qui l’on doit notamment la connaissance de deux recueils du poète allemand Thomas Kling (1957-2005). Il retrace le parcours d’Hugo Friedrich, dégage les lignes directrices  de son texte et rappelle sa conclusion. La réécriture de Rilke des sonnets de Louise Labé, abandonnant leur historicité, devient une œuvre  à part entière mais n’est pas une traduction. 

 

 

1 Hugo Friedrich, Montaigne (1949 en allemand), traduction Bibliothèque des idées/Gallimard, 1968, Tel, 1984.
2 Sonnet iv, « Depuis qu’Amour cruel empoisonne »

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