L'Ineffacé (exposition de l'IMEC) par Christian Désagulier
Tel est le titre de l'essai enté au catalogue de l'exposition qui se tient à l'Abbaye d'Ardenne, antre de l'IMEC (Institut Mémoires de l'Edition Contemporaine), posée sur une plaine à blé à Saint-Germain-la-Blanche-Herbe en bordure de Caen, un essai et une exposition dont Jean-Christophe Bailly est l'auteur et le commissaire.
Ces précisions indispensables s'agissant d'un écrivain paysagiste - d'un « poésagiste » - qualité qui fait sa marque avec le souci de précision stylée qu'on lui connaît et dont l'exposition est une manière de continuation avec d'autres moyens..
Les archives ici présentées, qui ne reflètent pas toutes les catégories d'archives de l'édition conservées à l'IMEC, sont celles de créateur-e-s, écrivain-e-s, chorégraphes, cinéastes, compositeur-e-s dont les œuvres ont laissé une trainée de documents ayant accompagné la réalisation de leurs œuvres dont le noyau continue de nous traverser..
Il ne faudrait pas déduire du titre de « commissaire » que ce corps de ferme de l'Abbaye où se tient l'exposition, rénové, insonorisé presque à la façon d'une chambre anéchoïque, serait devenu pour lors une sorte de commissariat de police dont les documents présentés, brouillons, carnets de notes, cahiers, feuilles volantes de tous formats, du timbre poste (quelques mots d’esquisses de Notre-Dame-des-Fleurs de Jean Genet) au calque gigantesque (le Grand Graphe de Hubert Lucot) seraient les pièces à conviction d'une perquisition opérée dans les archives des auteur-e-s : il s'agit d'un choix de poète, opéré avec doigté, suivant son idée, une sorte de Présentation..
« ...il fallait faire en sorte qu'il puisse y avoir, bien lisiblement, une intention, et une intensité propres. Lesquelles ne pouvaient venir que d'une énergie fournie par les archives elles-mêmes... : au fond, je n'aurais rien fait d'autre, en réunissant les items qui la composent, que de sonder cette énergie, à travers les formes matérielles qu'elle a suscitées. »
Ou bien alors un commissaire à l'énergie atomique auquel aurait été confiée l'affaire de détecter au compteur Geiger de sa sensibilité intellectuelle, parmi des œuvres aux noyaux irradiants confinés dans l'enceinte de l'IMEC, au long de ces vingt sept kilomètres de rayons – de rayons – des affolements d’aiguille..
Non pas de faire parler mais d’isoler selon des critères relatifs de longueur d’onde dans le domaine spectral – spectral – de l’invisible, un choix de brouillons, éclats, fragments - tel est le sous-titre de l'exposition - parmi ceux méthodiquement classés, ayant fait l'objet de legs post mortem par leurs ayants droits ou bien ante mortem par les auteur-e-s mêmes, et dont la Nation a fait le choix patrimonial de financer la conservation..
Au titre de commissaire, on pourrait préférer celui plus moderne de « curateur » (curator) mais alors c'est à l'opération d'avortement, de « curetage » que l'on serait renvoyé, à tort puisque les œuvres des auteur-e-s choisi-e-s l'ont été, comme explicité par J.Ch. Bailly dans L’Ineffacé, pour la sorte de beauté singulière émanant de leurs traces écrites – l'écriture serait-elle limitée à son signifiant de trait de crayon, de plume, de stylo-bille noir, rouge, bleu, de feutre ou de pinceau, ce n'est pas le moins inintéressant de repérer les instruments employés et quel papier à lettres (ainsi celui vert pomme du Chant des muses de Philippe Lacoue-Labarthe ou bien des bouts de Monorail de Jacques Audiberti écrit sur des chutes de papier peint d'une après-guerre rationnée..)
Et quand bien même les œuvres auxquelles ces cahiers, éclats, fragments se rapportent, lâchées par leurs auteur-e-s dans le domaine public, seraient-elles nées après des jours et des nuits de contractions indolores voire de jouissances supposées (les sereins carnets à l’écriture grain de sable justifiée en forme de jardins ratissés japonais de Maurice Pinguet) , auraient-elles présenté la tête aux forceps (le cahier-manuscrit du Journal de captivité de Louis Althusser) ou seraient-elles venues par le siège augurant une césarienne (une page de L’homme et l’Enfant d’Arthur Adamov), toutes suppositions graphomorphiques, les échantillons d'archives exposés ne sont pas des fœtus à différents stades d'évolution comme on en trouve en bocaux, nageant dans le formol – des formes molles - au Musée Dupuytren, malformés et pas, mais leurs placentas de papier parcourus de lignes ombilicales, comme ceux de chair encore pulsant de sang dont on sait que les femelles des mammifères, et encore aujourd'hui dans certaines parties du globe les femmes, se nourrissent juste après l'accouchement, pour favoriser la montée du lait : de l'encre..
« Mais montrer l'archive pour elle-même, et réfléchir sur ce qu'elle est..., mais tenter de comprendre sur pièces à la fois ce qui fait qu'on la garde et ce dont elle est la garde... qui est mystère même de son existence : comment se fait-il qu'elle existe et qu'elle soit si abondante, et que raconte-t-elle ?... », c'était là sans doute un programme de questions qui ne pouvaient qu'être IMAGINÉES par un poète réalisateur et pas un commissaire, un programme à risque quand on pense à ce qui est en jeu, ni plus ni moins que des questions de vie et de mort..
C'est ainsi que de fil en plume, de crayons noir en couleurs se succèdent les dessins des indiens Guayaki rapportés par Pierre Clastres mis en relation avec trois petits dessins de Philippe Soupault, des relevés de parcours d'autistes recueillis par Fernand Deligny rapprochés de ceux de danse de Merce Cunningham, tous agencements (confer les références à Aby Warburg et à Gilles Deleuze) informés des notions d' « image de pensée » de Walter Benjamin si cher à Jean-Christophe Bailly, de « pensimage » (Denkbild) et « d'image de la langue » d'Emile Benveniste : tel est l'échafaudage théorique de L’Ineffacé..
Questions qui ne pouvaient qu'être réalisées visuellement, quand bien même s'agirait-il d’EXPOSER DES MOTS selon une adresse aux seuls yeux, une sélection de mots faisant images tangibles, audibles à mesure qu’on lit par dessus l’épaule du mort (comme la lettre de Roland Barthes à Philippe Rebeyrol depuis un sanatorium du Canton de Vaud), poétiquement agencées ainsi qu'un poème – un poème élargi - proposant une IMAGINATION à celle des visiteur-e-s, « … je comparerais ce mouvement à celui de ces dessins que l’on obtient, enfant, en reliant les uns autres des points jetés de façon en apparence aléatoire sur une surface : au bout du crayon qui relie survient une figure inattendue, qui étonne*… ».
Rapprochant des fils d'écriture laissant aux visiteur-e-s, avec le soin d'établir les contacts et la surprise de produire alors des éclairs, celui de réaliser d'autres court-circuits (ainsi le rapprochement graphologique d’une lettre d'Antonin Artaud datant de 1931 avant, avec une autre de 1946 après les séances d'électrochocs à la clinique de Rodez, toujours aussi puissamment lisibles à la plume avant, comme après au crayon papier 1000 B, mordu comme au souvenir des mises sous tension..)
Que les documents stockés soient accessibles aux chercheur-e-s (de quoi, du « mystère dans les lettres » qui fait bouger très fort l'aiguille du compteur Geiger ?), qu'il y ait là plus d'espace qu'à la maison, et d'être là, dans une telle arche en cale sèche, à l'abri de l'eau et du feu sur une CIME (qui est d'IMEC l'anagramme), qu'il y ait là une sorte d’assurance-survie – de réassurance – de garantie de notoriété, se conçoit.. Un regroupement produisant toutefois un double effet paradoxal de légitimation et d’amortissement de la consécration individuelle par la sommation vectorielle des forces créatrices contemporaines dont L’Ineffacé serait une tentative de caractérisation directionnelle de la résultante..
Ce qui n'est toutefois pas sans soulever la problématique de savoir si les auteur-e-s auraient été d'accord pour que soient publiquement exhibés des tracés relevant de l'intime, réalisés à la main toute nue (même s’il y a pire cas d'inconscience dans tous les musées du monde, aux collections de sépultures profanées, aux contenus bouleversés, déplacés ?)
Car si la mort se tient dans un coin de L’Ineffacé, devant ces restes de dernier repas, de mots, de traits laissés sur des morceaux de nappe en papier (ainsi cette sculpture de feuilles manuscrites et dactylographiées, collées en forme de fleur blanche pétaleuse affolée de Christophe Tarkos), il arrive qu'à cette mise en présence des papiers que leurs auteur-e-s ont touchés, sur lesquels ils ou elles ont fait des pointes - qui ne sont donc pas des images au sens optique du terme mais des objets -, on ressente la chaleur humaine encore irradiante de demi-vie qui est la nôtre..
Des questions qui font se soulever les dalles à l'arpent de ce qui est un lieu où furent vénérées des images religieuses – juste des images – lieu auquel sont désormais confiées la conservation et la révération de laïques reliques, jusqu’à quand peut-on se demander, et qui jouxte aujourd'hui le crématorium de la ville..
______________________________________
* Jean-Christophe Bailly, L'élargissement du poème, Christian Bourgois Editeur (2015)