Monoritmica, Jean Daive par Christian Désagulier

Avec Monoritmica s’achève le polyptyque de L’Alphabet de l’enfant inauguré par Une femme de quelques vies par une Onde générale emportée, Monstrueuse aux bruissants Crocus, cycle dans le cycle d’apprentissage enfantin : titres qui prennent le lecteur énigmatiquement à partie comme sont tous ceux que Jean Daive attribue à ses livres et séries circulaires, toutes distinctions de genre floutées, poème, roman, reporter d’art, écrivain où le poème l’emporte, poète.

 

Des livres où circulent la mère et l’enfant, le père et le fils, les demi-sœurs et frères, une famille auto-fictive en décomposition statique et folie à tête de lapin avec son lot commun de réminiscences et de rêves récurrents aux promesses d’interprétations révélatrices incessamment reportées c’est-à-dire rapportées et différées.

 

C’est là que le poème intervient, qui veut les tenir, les vouloir tenir fût-il rêvé aussi, qui réduit actes et traumas au même nominateur qui simplifie jusqu’à l’indivisibilité, à la visibilité indivisible des mots, jusqu’à la Décimale blanche, pour reprendre le titre du premier des livres de Jean Daive.

 

Fût bâti qui suivit n’annonce pas autre chose, que l’idée de soi s’est jouée petit aux dés jusqu’à la démolition. Des livres pour se reconstruire à l’identique avec des mots en morceaux, en conscience de soi.

 

La grille. Toujours la grille.

 

La grille est mon premier alphabet.

 

Qui ou comment serais-je

sans elle ?

 

La grille induit à penser

le déchiffrement.

 

(…)

 

(Onde générale)

 

 

Depuis le début, un auteur adresse une énigme à son lecteur comme le Sphinx à Œdipe pour lui apprendre le B, A, BA qui consiste à compter 4, 2, 3 sur ses lèvres. Un Œdipe non plus aveugle mais sourd, qui doit apprendre à compter au lieu que parler et transforme en langage algébrique tous les signes. C’est-à-dire une Sphinge à traits de Jocaste, léonine et ailée dont l’énoncé de la devinette jongle comme avec les nombres 1, 2, 3 de la série scénique primordiale, c’est-à-dire avec la révélation de La condition d’infini qui signifie non-finie, comme la boîte crânienne du nouveau-né où il manque toujours de l’os à l’endroit de la pensée.

 

Ainsi Jean Daive nous maintient en Narration d’équilibre sur un globe ovoïde en nutation, intensifie jusqu’à la traçabilité alphabétique les Axes de la terre par lesquels nous sommes traversés et statufiés sous le sort qu’avec ces grandes et petites aiguilles d’horlogère la vie nous jette.

 

Le poème en pénétrant dans la cage de la montre à tourbillon aux complications d’axes se confronte au monstre spiral à yeux rubis que Goya peint sous la forme d’un faune saturnien à la faim Monstrueuse. Il faut démontrer la montre pour démonter le monstre à la force de la précision lexicale du mot.

 

Ainsi Crocus porte-t-il le nom de Crocos que le dieu Hermès blessa mortellement au front au jeu olympien du lancer de disque. À la place des gouttes de sang répandues sur le sol surgit la fleur sérigraphiée aux stigmates écarlates. Il y a beaucoup de Crocus dans les poèmes et aussi des Hortensias et des Géraniums pour que tout cela « ne veuille pas rien dire ».

 

Cinq livres composent L’Alphabet de l’enfant, cinq comme le nombre de doigts de la main que l’écrivain dont les cycles constituent ab origine un système littéraire, nous tend de prendre, nous entreprend de nous raccompagner par elle jusqu’à l’enfance du langage qui débute par des épellations ambiguës, sons sans qu’on sache s’il bégaie ou balbutie, monotone et Monoritmica, le trotteur d’apprendre à marcher, roule à toute jambes après la trotteuse décompte les secondes avant qu’il sache parler.

 

 

Je ne connais pas les lettres de
l’alphabet. Je connais a, u, i,
m, n. Ces lettres.
ont des jambages. Le jambage
fait la lettre. O est
un jambage fermé. Toute les lettres
sont des jambages ouverts ou fermés.

 

Poétiser les axes des lieux et des temps de l’enfance qui sont des lieux qui vont et reviennent obstinément, c’est ajuster les alésages en O et 0 de sorte que la toupie ne cesse pas de tourner sur elle-même O, autour de rien 0.  Poétiser les actes des lieux et des temps au mouvement de balancier qui ne laisse pas d’échappatoire, c‘est mettre en scène les axes des O et des 0 ici et maintenant, c’est faire en sorte que le temps de la tragédie des trois unités qui va et revient de l’enfance soit celui de la stabilisation gyroscopique.

 

On peint a tempera comme on peint au jaune d’œuf incorporé de pigments. On écrit a tempera comme on dit marcher sur des œufs, sans s’imaginer ce que les pieds couvent sous leur voûtes planétaires, jusqu’à ce que le poème qualité Hermès trismégiste éclot en couvrant de paillettes d’or le visage du poète et chaussé pour le vol emporte le lecteur à bruit d’ailes.

 

L’i dée n’est pas compliquée.
En quoi consiste-t-elle ?

 

Plier une feuille de papier
et obtenir d’un chapeau y
mettre une tête de femme
et brin de fumée en certitude
qu’elle rentre à la maison.

 

Enfin le tout plonger dans
souvenir d’une vie heureuse
ce qu’elle avait complètement
oublié.

 

Quand Jacques Prévert fait le portrait d’un oiseau, René Magritte peint Clairvoyance, réalise un autoportrait qui le figure en peintre peignant un tableau et son sujet lequel est un œuf qui pose. Le peintre se peint et l’œuf son modèle, d’une main tenant la palette, de l’autre apporte au pinceau la touche finale aux tableaux réel et figuré qui représente un oiseau, sorte de colombe couverte de cendre, en vol arrêté, les ailes en croix. Bien sûr, le sujet du tableau n’est pas Clairvoyance dont le tableau serait une allégorie de l’artiste. Les artistes n’ont pas besoin de ce don, puisque ce qu’ils voient leur crève les yeux crie le tableau. Le sujet de Clairvoyance est l’Instant et l’Idée^*.

 

Quand Magritte fait le portrait d’un œuf, Jean Daive écrit un poème a tempera.

 

 

 

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^{* voir Penser la perception, le volet troisième du polyptyque Le Monde encore une fois, Jean Daive, éditions de L’Atelier contemporain, 2022}