33 écrits sur Dante de Jacqueline Risset par Christian Désagulier

Les Parutions

29 déc.
2021

33 écrits sur Dante de Jacqueline Risset par Christian Désagulier

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33 écrits sur Dante de Jacqueline Riss

 

 

 

Avant d’ouvrir ces 33 écrits sur Dante il convient de lire l’avant-premier, c’est à dire la Commedia convertie en Divine Comédie par Jacqueline Risset, « convertie » comme on désigne un changement d’unité qui consiste à mesurer en mètres réels sans arrondir les décimales en base fantôme et dirimante comprise entre 10 et 12 ce qui le fut en nombre entier de pieds en base 11 et tierces-rimes.

 

Qui suis-je pour me risquer à partager ainsi quelques pensées alluviales sinon un lecteur lambda, qui certes sait compter sur ses doigts mais ignore cette langue vulgaire mais éloquente que Dante théorise en latin en 1303 dans son De vulgari eloquentia, avant de passer à la pratique dans Il convivio (Le banquet), ce mixte de dialectes qui n’est pas encore tout à fait de l’italien dans lequel il composera la Commedia en endécasyllabes ? Qui suis-je, sinon docteur en rien comme se présente Victor Mature dans The Shanghai Gesture de Josef von Sternberg, en moins que rien comparé au doctore comme il arrive à Dante de qualifier l’affectueux et consolant Virgile auprès du chaudron bouillant des turpitudes ailées et griffues, du défilement des êtres sans ombre de rencontre ? Qui suis-je, sinon un lecteur de la traduction du Dante par Jacqueline Risset.

 

Par le plus programmé des hasards, j’entrais un jour en possession des 2 volumes de la traduction en prose de Félicité de Lamennais que Jacqueline Risset cite en ces 33 écrits (« peut-être la meilleure »).  Ces ouvrages avaient pour auréole autre que celles de l’eau, d’avoir réchappé de l’inondation de la Bibliothèque Nationale de Florence en 1966. Je suppose qu’ils flottèrent l’un se tenant à l’autre en regagnant l’Arno, la suite des aventures qui les conduisirent jusqu’à moi ferait un excellent sujet pour Hans Christian Andersen proche de L’intrépide soldat de plomb. Je poursuivis donc ma lecture stochastique dans ces ouvrages dédicacés par un fléau dantesque et florentin sans parvenir une fois encore à aller jusqu’au bout comme Blaise Cendrars caractérise les mauvais poètes.

 

Si j’avais lu parfois des bribes de la traduction en alexandrins d’Auguste Longnon, je ne jurais plus que par celle d’André Pézard qui de l’Enfer avait connu dans sa chair la pluie de feu, revenu abîmé des tranchées lors de la Der des Der. Ses décasyllabes décomptés dans une langue anachronique inventive entre franque et françoise censée produire le même effet dépaysant que celle de la Commedia criblée de régionalismes sur un lecteur contemporain, me séduisaient.

 

C’est alors que l’Enfer parut (1985) puis les années de travail passant que Jacqueline Risset atteignit l’empyrée du Paradis (1990), parvenant au bout en bonne poète de sa Divine Comédie dont je viens de lire in extenso l’édition bilingue ce 700ème anniversaire de la mort du voyageur, de le faire revenir d’outre-tombe.

 

Une lecture ponctuée de nombreux souffles coupés, d’yeux incroyables, amplifiées les coupures, les incrédulités par la sidération devant l’effet miroir des deux textes juxtalinéaires, aux seules inévitables écarts angulaires et fréquentiels dus à la différence d’indice de réflexion des deux langues, de transparence très-parente.

 

Jacqueline Risset dont les 33 écrits font la lumière sur la métamorphose de la poète qu’elle devint après qu’à Tel Quel on publia ses premiers essais de poème et que parurent ses traductions de Francis Ponge ; prémices conçus, rencontres décisives à La Sapienza où elle enseigna et vécut à Rome, décisions et justifications des choix traductologiques, en vers libres rythmés et rapides, révélation que le mot clé qui caractérise cette translittération est « vitesse ». Et combien décisive pour la poète la redécouverte de la Commedia dans sa version rematricée par le philologue Giorgio Petrocchi.

 

« Connexions syntaxiques assouplies, flottements liés. Traduire Dante se révélant dès lors comme un travail qui fait avancer le travail poétique direct (en première personne) : non pas seulement variation ajoutée à l’écriture de poèmes (autre genre) … » (3. Vitesse de la Comédie)

 

« Chez Dante il y a à la fois toute la réalité et tout le symbole. On y trouve une continuité, avec une notion de vitesse. Dante a aussi une certaine forme de négligence, qui vient justement de l’urgence… » (6. Une française en Enfer)

 

À l’appui Joyce (le Joyce du Finnegans Wake) et Borges pour la sobriété narrative du poème entre chant et récit, le Baudelaire de La Béatrice et celle destructrice de Mallarmé, le Rimbaud d’Une saison en enfer, en passant par Valery et Claudel, le Freud de L’interprétation des rêves, Beckett en lecteur impénitent de la Commedia et 11. Lautréamont lecteur de Dante, Proust à la recherche d’Albertine, tant d’autres (r)approches éclairant les présences réelles et virtuelles de la Commedia dans les œuvres de nos maîtres anciens et modernes. Je rapporte là ce qu’en ces 33 écrits, Jacqueline Risset focalise de rayons parallèles à travers sa lentille de verre analytique convergente, convaincante, une lentille en forme de cœur, comme l’enfant allume un feu de brindilles à la loupe profitant d’une trouée dans le feuillage de la forêt obscure.

 

Lecteur à qui le poète s’adresse 18 fois, et quand ce lecteur est une poète et qui plus est une traductrice convaincue d’être personnellement par ses vers interpellée, il faut répondre à l’appel en quatrième vitesse, pied au plancher sur la corniche infernale, par des vers dénouant les courbes italiques, de surprise en surprise à la sortie des virages, sans tomber dans le décorum, va va voom, heureusement Virgile contre le vertige et faire sauter les blocs tombés théologiques au trinitrotoluène de l’expression trouvée. Je passe sur la randonnée idyllique au Purgatoire, (ah, le chant XXVIII !) qui prépare à l’ascension finale, aux retrouvailles intemporelles.

 

Avant du plus bas au plus haut repartir de plus belle de plus beau avec 33. Matelda une dame de l’instant - jusqu’à ce que le ciel se troue au chalumeau d’Amour pour savoir quel ciel se cache derrière le ciel, rougeoie, jaunit à blanc et gicle d’étincelles et que l’insoutenable lumière plasmatique prend possession de tout à l’égale de celle qui épouvante Christina à l’ouverture de la boîte au couvercle de plomb dans Kiss Me Deadly de Robert Aldrich.

 

Dante écrit en exil et l’exil n’est-il pas aussi une machine à concevoir des projets de passé en gardant futur à l’esprit, lequel impose des raccourcis que le poème autorise ? Confession, profession de foi, récit de rêve, examen de conscience et d’inconscient, à la poursuite de l’objet a, le MacGuffin de la Commedia*.

 

Il y eut avant, il y a depuis comme impulsée par celle de Jacqueline Risset, il y aura d’innombrables traductions indéfiniment entreprises jusque dans la langue de Nemrod, celle qui n’est ou ne sera comprise que du seul traducteur ou de la seule traductrice, sauf à ce qu’une conversion de la Commedia en rimes tierces et base 11 atteigne la perfection d’un Maurice Scève, doutant que ces futures tentatives parviennent à soulever aussi haut le couvercle, pour entretenir le vœu de Dante :

 

O somma luce che tanto ti levi
da' concetti mortali, a la mia mente
ripresta un poco di quel che parevi,

e fa la lingua mia tanto possente,
ch'una favilla sol de la tua gloria
possa lasciare a la futura gente ;

 

Ô lumière souveraine qui tant t'élèves
au-dessus des pensées mortelles, reprête un peu
à mon esprit de ce que tu semblais,
et rends ma langue si puissante
qu'une étincelle de ta gloire
puisse arriver aux gens futurs ;

(Paradis, chant XXXIII, 67-72)

 

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* Comme Dante en Lacan s’adresserait à Jacqueline Risset en jeune Virgile agrégée guidant le docteur renommé dans Rome, cf. La Troisième, Jean Daive, Éditions des crépuscules, 2018.

 

 

 

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