Brille-Babil n°1, Revue de l’Essai par Christian Désagulier
Dans Revue de l’Essai, « Essai » est au singulier. Cela signifie-t-il : a/ que Brille-Babil est composée d’essais exclusivement, b/ est une revue dont chacune des contributions se penche sur l’essai en tant que genre ou bien c/ qu’elle est un essai d’essais ? Réponse : une synecdoque, la partie et le tout à la fois, une revue fractale.
On dévorera textuellement Brille-Babil. Comme le feu La sorcière de Jean Daive, ressuscitée du Dies Irae de Carl Dreyer, un feu que de précieuses révélations autobiographiques alimentent après que le soufre des allumettes a été gratté à des fins abortives, qui me rappelle un bruit de cuillère contre le fond de l’assiette de soupe tandis que des nuages de fumée grimpent à l’échelle, nuages que les enfants convertissent en images puis en mots devenus grands, réduits à un seul qui sera l’œuvre de sa vie.
Comme le loup au « destin ancestral » qui traverse les poèmes de René Char, que traque et dont Jean-Michel Gentizon relève et décrypte les empreintes récurrentes, en apportant des preuves prénatales, parties prenantes du poème familial avant qu’il ne les transcende aux rives de La Sorgue comme au Luberon généalogique du poète résistant. Les nuits de parachutages, le capitaine Alexandre ne s’est-il pas fait des loups des animaux de compagnie et lui-même lycanthrope au long des sentiers phonolithiques éclairés aux étoiles, dont le proche Observatoire Astronomique de Saint-Michel continue d’enregistrer les émissions lumineuses, alors qu’il avait rendez-vous avec de trahissants bruits de moteur d’avion et la lumière des feux de Bengale sur la piste des Hautes Plaines que je suivis un jour. Cette poétanalyse de J.M. Gentizon dont la mention (à suivre) est une invitation à pénétrer dans son lycée, (du gr. anc. λ?κος, « loup », d’après ceux que fréquentaient le bois voisin du temple d’Apollon d’Athènes).*
Se renouvelle une fois encore ici l’irrépressible créateur de revues qu’est Jean Daive, dont on retrouve l’esprit repensé des précédentes et celle de FIN dans Brille-Babil que l’on lira au bord du lac K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. L’archive n’est pas impudique quand elle se couvre d’un voile de vérité (Nietzsche dans Le Gai savoir). Nous voici en présence d’un extrait de la correspondance entre Paul Celan et Peter Szondi, lequel échange rappelle la révolte rentrée dont Celan souffrit au procès en plagiat que les Goll lui firent et qui le consuma à se défendre. Comme les oiseaux, les lettres à la poste sont en voie d’extinction depuis que la volatile messagerie numérique a substitué l’instant à l’attente, à moins de faire désormais pomme print.
Les paroles intégrales de la chanson Le piano du pauvre de Léo Ferré sont citées en exergue d’une méditation désabusée de Jacques Nassif à l’aune des paroles inséparables de l’air qu’il faut s’être (re)mis en tête (via You Tube), au sujet d’une forme de psychanalyse selon lui révolue, avec « le modèle du divan/fauteuil comme unique moyen de faire entendre la chanson de l’Inconscient. »
C’est alors qu’intervient l’ami proxème récemment récompensé du Grand Prix de l’Académie Française pour qui selon La théorie des prépositions**, la poésie l’est entièrement. C’est dire les résistances outrepassées, la volte d’esprit d’une institution qui devrait logiquement l’amener à supprimer tous les noms de son dictionnaire jamais consulté, jusqu’à prononcer son autodissolution. Tous à l’exception des mots en caractères italiques non, humidité, corps, fin, vide, temps, le mot « mort » demeurant en romain. Ainsi en va-t-il des extraits de carnet Joints bord à bord sans mortier de Claude Royet-Journoud.
Brille-Babil ne saurait se passer de la retranscription d’un entretien avec un artiste comme Jean Daive en a interviewé d’innombrables pour Peinture Fraîche et notre bonheur radiophonique. Si l’émission a laissé un silence évocateur à sa place, l’archive sonore aux signifiés visuels et tactiles de dix ans d’entretiens demeurent à transcrire. Dans ce numéro, nous sommes conviés à nous lever de One and three chairs de Joseph Kossuth, mais de laquelle des trois chaises, celle en bois, celle de la photographie, celle du mot « chaise », et priés de nous rapprocher de la reproduction monumentale de la Pierre de Rosette installée à plat sur un parvis baptisé « Place des Ecritures » à Figeac : la question de la traduction en tant que translation est posée, et matériellement répondue, photographie à l’appui.
Parmi les citations de Claude Royet-Journoud, « Le dessin de la ligne arrive longtemps avant les mots. Ces derniers sont dans la brume, illisibles, informes. Ils n’existent pas. », fait écho à S’inspirer des spirales de Georges Didi-Huberman comme celles que trace « un enfant de deux ans et demi qui […] prend un crayon à mine grasse et, sur une feuille de papier, fait tournoyer sa main : spirales désordonnées, émotions graphiques. » Le geste infantile spontané toutefois en disjonction avec une érudition en forme de nostalgie circulaire, heureusement illustrée d’autonomes et admirables reproductions des pages de cours au Bauhaus de Paul Klee, dessins en arrêt sur spirale qui n’ont pas perdu leur pouvoir de fixer des vertiges.
Rare et réjouissante est l’irrévérence de la contribution de Siegfried Plumper-Hüdenbrick À propos de Paul Pessach Tselan. Elle débute par un échange de mails***, une correspondance (pomme print), jusqu’à ce qu’il accepte de ne pas répondre à la demande de Jean Daive, celle d’écrire une étude sur la Bucovine de Paul Celan, mais plutôt de s’interroger sur le changement de nom et de langue du poète roumain et de se demander : « - Peut-on inculper une langue pour disculper le peuple qui la parle ? » J’extrais une phrase où S. Plumper-Hüdenbrick écrit tout haut ce que nous sommes parfois conduits à refouler tout bas : « Comment du reste racheter la faute collective de tout un peuple dont la langue n’a que le mot de ‘’Schuld’’ pour dire tout à la fois la dette et la culpabilité ? Accuser son ‘’Sprachgeist’’, son esprit éminemment coercitif et prescriptif. Dénoncer ses mots d’ordre, ses diktats, ses tournures proverbiales. Incriminer les inflexions et les injonctions de sa grammaire, sans oublier ses racines étymologiques. »
Pour faire retomber la pression tragique, Pierre Eyguesier nous propose la déambulation parisienne, nostalgique et olfactive d’un psychanalyste avec La magie retournée comme une vieille chaussette où l’on recroise le chien chercheur de Kafka**** de Jacques Nassif, ainsi qu’une autre forme de sorcellerie dont les imprécations seraient lancées par les machines.
La revue Brille-Babil ne saurait être une revue de Jean Daive (et de Jean-Michel Gentizon) si elle n’avait pas sa chronique. Elle sera ambitieuse, sinon à quoi bon, et tenue par Michèle Cohen-Halimi et elle aura pour titre Raconter l’histoire du cinéma après André Bazin et Henri Langlois, comment ? La première livraison est une récompense pour la fin. « Quel sera le sujet de la divisibilité dans le mouvement des images ? » Si l’intitulé et les spirales démonstratives sont souvent difficiles à suivre du bout de la pensée, lumineuses à l’instar d’un bûcher de sorcière sont celles émanant des images-temps convoquées jusqu’à la conclusion à laquelle conduit cette analyse des films d’Hitchcock que je me garde de révéler ici.
Voilà un premier chemin de lecture de Brille-Babil que ses éditeurs Jean Daive et Jean-Michel Gentizon nous proposent d’emprunter (Brille-Babil traduit de « Squealer » par Jean Queval dans La ferme des animaux d’Orwell, dont la note d’intention finale fonde le pourquoi du comment). Une revue de l’essai, fractale sans quoi une revue ne saurait parvenir à toute la lire, où la recherche avance à pas de loup.
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* Jean-Michel Gentizon, De la lycanthropie, éditions L’âge d’homme, 2016.
** Cl. Royet-Journoud, La théorie des prépositions, P.O.L., 2006.
*** Littré dit : 1. Masse de bois fort dur et ferré ; 2. Le jeu où l'on fait usage du mail ; 3. Le lieu, l'allée où l'on joue au mail.
**** Les recherches d’un chien (Forschungen eines Hundes), Pléïade t.II, p. 671-713, le plus prophétique et moderne à jamais des récits de Kafka.