LABYRINTHES de Christopher Okigbo par Christian Désagulier
Qui suis-je, moi, blanc de France né d’hier, héritier par défaut d’un colonialisme africain trois années précédant les Indépendances, pour émettre une opinion au sujet d’un poète nigérian de vingt huit ans en 1960, c’est-à-dire au sujet d’un poète de culture traditionnelle igbo dans une famille convertie au catholicisme et de formation intellectuelle en langue anglaise apprise, c’est-à-dire plus précisément d’un poète issu du modèle colonialiste britannique appliqué au Nigeria, au moment où la question du comment faire République s’est posée dans un pays comptant plusieurs centaines de nations linguistiques et milliers de dialectes parlés parfois pictographiés, et combien de religions, divinités, pratiques cultuelles, majoritairement Yorubas, Peuls, Haoussas et Igbos, l’inné animiste et les acquis musulmans et chrétiens : au sujet de Christopher Okigbo..
Trois camarades de la même génération, Wole Soyinka, Chinua Achebe et Christopher Okigbo, écoliers de missionnaires, lycéens aux public schools, étudiants à l’University d’Ibadan où, comme à Oxford, on pratique le cricket, accompagnent le mouvement progressif et inéluctable de relâchement des rênes coloniales, s’incorporent la culture européenne et nord-américaine aux années 1950 où il entre une passion pour une langue communicative dans ces pays de Babel polyglottes, fondent une littérature nigériane anglophone sur ces modèles esthétiques enseignés, assimilés, transposés, bouleversés aux multiples locals vocaux plus que vocables locaux, aux mythes et rites d’un pays au contour géographique marchandé à Berlin le siècle passé : celle d’une et une seule nation multiculturelle authentifiable..
Si les romans et le théâtre très-puissants de Wole Soyinka et Chinua Achebe à la prolixité substantielle et spirituelle qui font la force potentielle du Nigeria atteignent leurs buts de conscientisation d’Ibadan à New York, d’Abuja à Londres, de Lagos à Stockholm, décrivant à fresques puissantes cette société advenante, confrontée à la mémoire culturelle moirée de tissus indigos non tissés, aux plis et nœuds occidentaux pris au colonialisme participatif et bientôt aux pouvoirs politiques à se répartir entre les discordantes nations – mais peut-on diviser « pouvoir » à l’instar d’un nombre premier, sauf à le diviser par un seul ou lui-même ? – quand chacun des peuples nigérians se représente la rente potentielle des gisements d’hydrocarbures Bonny Light découverts dans le delta du Niger en pays Igbo, exacerbant à l’ultime ce qui différentie pour diviser avec un nombre infini de décimales, Christopher Okigbo choisit la forme poème, apollinienne et centripète, la transfiguration gnomique au risque de l’hermétisme pour exprimer ce dans quoi plonge alors le moi..
Quelle légitimité ai-je, moi, blanc né d’hier, quelques ans avant les Indépendances, membre héritier par défaut d’un empire colonial, de porter un jugement au sujet de l’œuvre littéraire d’un poète né à Ojoto dans l’Etat d’Anambra sur le continent africain comme je le suis à Saint-Mandé qui n’est pas situé en pays mandingue mais en France sur le continent européen, au sujet de Christopher Okigbo, helléniste homérique et latiniste virgilien, lecteur de T.S. Eliot et d’Ezra Pound, de G.M. Hopkins, Federico Garcia Lorca et Mallarmé, visant lui-aussi au poème fondamental exprimé dans la langue bifide d’un animal fabuleux qu’il est parvenu à apprivoiser jusqu’à parvenir à manger dans sa bouche. Poèmes et essais, lesquels seront transcrits en langue igbo quand les tensions politico-militaires atteindront leur comble, tous derniers écrits perdus avec la vie au combat dans le camp du Biafra en 1967..
Enseignant, secrétaire ministériel, bibliothécaire, éditeur, voyageur d’affaires autour du monde, entremetteur d’armes (l’introduction de Chimamanda Ngozi Adichie résumante et la présentation de la traductrice Christiane Fioupou délivrent des informations essentielles complétant l’introduction explicative ressentie de Christopher Okigbo..), quelles réflexions hypothétiques m’est-il permis d’émettre quant à cette forme élaborée de syncrétisme culturel à l’œuvre, travaillant à l’unification des champs poétiques c’est à dire politiques, à la généralisation du restreint..
En tant que l’ipséité vaut l’universalité quand elle s’exprime en langue de pointes dont on sait qu’elles possèdent le pouvoir d’attirer la foudre, la trace écrite du tonnerre, c’est à la lumière intermittente des éclairs que produit le frottement des nuages de silex comme celui des éléments de sens phonétiques aux ciels de golfe et sous leurs arythmiques pluies plombées que le poète en suivant un plan plié en trois trouve la sortie de ses Labyrinthes sibyllins, lesquels témoigneraient de la difficulté de centrifuger non pas un amalgame poétique aux références réflexes, mais d’élaborer un alliage de langages eutectique, considérant l’anglaise adoptive comme une en plus, fût-elle en proportion essentielle, autrement dit comme une onde porteuse de toutes les autres, passe labyrinthes, modulatrice, consolatrice ?.
I
BEFORE YOU, mother Idoto,
Devant toi, mère Idoto,
naked I stand;
nu je me tiens ;
before your watery presence,
devant ta présence aquatique,
a prodigal
un prodigue
leaning on an oilbean,
appuyé contre un acacia
lost in your legend.
perdu dans ta légende.
[…]
(Porte du ciel,1961)
La porte du ciel (Heavens gate) écrit en écoutant Claude Debussy, Maurice Ravel et César Franck, Christopher Okigbo ne se voulait-il pas compositeur et pianiste avant qu’aux notes de musique, les mots fatalement chargés de sons qui font sens, fut-ce de non-sens agnostique, se substituent – les mots dont la musique nous délivre à double sens - est encore entrebâillée d’espérance de conciliations aux Limites du possible..
I-IV Siren limits
Limites de la sirène
SUDDENLY becoming talkative
Tout à coup me faisant loquace
like weaverbird
comme tisserin
Summoned at offside of
Convoqué dans le hors jeu d’un
dream remembered
rêve remémoré
[…]
(Limites, 1961)
Le tisserin dont le nid est une pelote sphérique de brins d’herbes sèches suspendue à la branche d’un acacia, opaque et fragile globe où, par l’ouverture circulaire adaptée dessous, l’oiseau pénètre en repliant les ailes et depuis cet œil de paille à la pupille noire habite son chant, se souvient-il de moi ?.
Laments of the Silent Sisters
Lamentations des sœurs silencieuses
I
Crier: IS THERE… Is certainly there…
Crieur : Y a-t-il… Y a-t-il assurément…
For as in sea-fever globules of fresh anguish
Et comme dans une fièvre marine des globules d’angoisse fraîche
immense golden eggs empty of albumen
d’immenses œufs d’or dépourvus d’albumine
sink into our balcony…
déboule sur notre balcon…
How does one say NO in thunder?
Comment dit-on NON en plein tonnerre ?
[…]
Laments of the Drums
Lamentation des tambours
I
LION HEARTED cedar forest, gonads for our thunder
FORÊT DE CÈDRES au cœur-de-lion, gonades pour notre tonnerre,
Even if you are very far away, we invoke you:
Même si tu es très loin, nous t‘invoquons :
Give us our hollow heads of long-drums…
Donne-nous les têtes creuses des tambours longs…
[…]
(Silences, 1962)
Ces conflits transposés en remuements gordiens intérieurs, silences criants, allusionnés, désillusionnés et fusionnants les chants de louanges et de morts, contes et proverbes, toutes pensées gnomiques confiées à une polysémie phonétique anglo-igbo dans Les sentiers du tonnerre posthumes jusqu’au silence mortel : Christopher Okigbo alors en pleine possession de sa langue d’interprète de lui-même..